1917 : Émergence de l’Ukraine
L'exposition est organisée à l'occasion du centenaire de l'indépendance ukrainienne. Elle a été préparée avec Iryna Dmytrychyn (Centre de recherches Europes-Eurasie, Inalco).
Les documents présentés illustrent la construction nationale ukrainienne qui motive l'aspiration et l'autonomie puis à l'indépendance. Celle-ci se réalise à la faveur de la chute de l'Empire russe. L'exposition souligne également les oppositions à l'indépendance, les conflits, les efforts diplomatiques et les espoirs de paix qui sont déployés dans le contexte de la fin de la Première Guerre mondiale, de la guerre civile russe et du conflit polono-soviétique. Dans un dernier volet, elle met en lumière les œuvres d'une génération intellectuelle qui se révèle à l'occasion de ce période d'indépendance, avant d'être brisée par les purges staliniennes des années 1930.
En écho au colloque « 1917 : Émergence de l'Ukraine », organisé par la section d'études ukrainiennes de l'Inalco le 11 décembre 2017
Myhajlo Hruševsʹkyj et l’invention d’une symbolique pour l’État ukrainien
Mihajlo Gruševsʹkij (1866-1934) est une figure majeure de la renaissance nationale ukrainienne. Universitaire et historien de l'Ukraine, il en affirme la continuité historique et l'identité culturelle. Il contribue activement à la Société scientifique Chevtchenko, du nom du poète Taras Chevtchenko (1813-1861) qui donne ses lettres de noblesse littéraire à la langue ukrainienne. En 1917, Mihajlo Gruševsʹkij devient président de la Rada centrale ukrainienne qui revendique l'autonomie puis proclame l'indépendance. Il joue un rôle de premier plan jusqu’au coup d’État de Skoropadsky en avril 1918.
Son ouvrage, Histoire illustrée de l'Ukraine, est une version vulgarisée de sa monumentale Histoire de l’Ukraine-Ruthénie entamée en 1898, qui revendique des héritages séculaires pour la jeune république ukrainienne. Le texte se clôt sur un exercice d’histoire immédiate des événements de 1917-1918.
M. Gruševsʹkij contribue activement à définir le trident (tryzub), emblème médiéval des grands princes de Kiev, comme symbole du nouvel État. On peut y lire les quatre lettres du mot воля (liberté).
Adopté officiellement en mars 1918, le trident est omniprésent sur les billets de banque ou les timbres postes et incarne la souveraineté ukrainienne. Après avril 1918, l’État ukrainien de P. Skoropadsky revendique parallèlement l’héritage des régimes cosaques des XVIIe et XVIIIe siècles dont on retrouve la symbolique sur ses billets.
À l’inverse, le poète Taras Chevtcheko (1814-1861), figure emblématique de la renaissance nationale ukrainienne en littérature, est revendiqué indifféremment par les partisans de l’indépendance et les autorités soviétiques en Ukraine.
Enseigner et diffuser la langue ukrainienne
Jusqu’en 1917, dans l’Empire russe, l’enseignement et l’édition en langue ukrainienne ont fait l’objet de plusieurs politiques répressives. L’éducation en langue ukrainienne est ainsi un marqueur identitaire. C’est également un enjeu de la construction étatique, la langue ukrainienne étant destinée à accompagner le nouvel État et toutes ses composantes ethniques. L’officialisation de la langue ukrainienne s’accompagne donc d'un travail de normalisation de la grammaire et de l’orthographe, de développement du système scolaire et de campagnes d’alphabétisation – près de 60 % de la population adulte reste illettrée en 1917.
Cette double politique d’alphabétisation et d’ukrainisation est poursuivie par le régime soviétique dans les années 1920, qui voit dans la promotion de la langue ukrainienne un outil pour affermir le nouveau régime et marquer le rejet du passé impérial.
Chronologie simplifiée
* jusqu'au 31 janvier 1918, les dates sont suivies de leur correspondance avec le calendrier julien, en usage jusqu'à cette date dans l'ancien Empire russe.
1917
- 15/2 mars : abdication du tsar Nicolas II.
- 17/4 mars : formation de la Rada (conseil) centrale d'Ukraine à Kiev, présidée par l'historien Myhajlo Hruševskyj.
- 16/3 juillet : reconnaissance limitée de l'autonomie ukrainienne par le Gouvernement provisoire russe
- 7 novembre/25 octobre : renversement du Gouvernement provisoire par les bolcheviks à Petrograd et Moscou.
- 20/7 novembre : proclamation de la République populaire d'Ukraine, se revendiquant d'une fédération des peuples de Russie.
- 25/12 décembre : formation d'un contre-gouvernement bolchevique à Kharkiv.
1918
- 22/9 janvier : proclamation de l'indépendance de la République populaire d'Ukraine
- 9 février/27 janvier : prise de Kiev par les bolcheviks et repli du gouvernement ukrainien à Jytomyr ; signature d'une paix séparée à Brest-Litovsk entre la République populaire d'Ukraine et les Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie).
- 3 mars : signature d'une paix séparée avec les Empires centraux à Brest-Litovsk par la Russie soviétique.
- 18 mars : reprise de Kiev à la suite d'une offensive conjointe allemande, austro-hongroise et ukrainienne.
- 29 avril : le régime républicain est renversé par le général Pavlo Skoropadsky qui forme l'État ukrainien ou Hétmanat.
- 12 juin : armistice entre l'État ukrainien et la Russie soviétique.
- 3 et 11 novembre : l'Autriche-Hongrie puis l'Allemagne signent une armistice avec l'Entente.
- 13 novembre : proclamation de la République d'Ukraine occidentale en Galicie orientale, sur le territoire de l'ancienne Autriche-Hongrie.
- 21 novembre : occupation de Lviv (Galice orientale) par les troupes polonaises.
- 14 décembre : Skoropatsky, contraint par l'Entente à une politique de conciliation avec la Russie, est renversé par l'opposition socialiste au profit d'un Directoire de la République populaire d'Ukraine, présidé par Volodymyr Vynnyčenko.
1919
- 3 janvier : prise de Kharkiv par l'Armée rouge, proclamation d'une République soviétique socialiste d'Ukraine
- 16 janvier : déclaration de guerre de la République populaire d'Ukraine à la Russie soviétique.
- 18 janvier : ouverture de la Conférence de la Paix à Paris.
- 22 janvier : union de la République populaire d'Ukraine et de la République d'Ukraine occidentale.
- 5 février : prise de Kiev par l'Armé rouge.
- 11 février : Symon Petlioura prend la tête du Directoire.
- Été 1919 : l'armée blanche du général Denikine occupe l'Ukraine méridionale où elle affronte l'insurrection paysanne conduite par l'anarchiste Makhno ; Denikne s'empare de Kiev et fait une percée jusqu'à Toula au sud de Moscou ; intensification des pogroms.
- 10 septembre : la Conférence de la Paix (traité de Saint-Germain) attribue la Bucovine à la Roumanie, l'Ukraine subcarpathique à la Tchécoslovaquie et confie l'administration de la Galicie à la Pologne.
- Novembre : reconstitution en exil à Vienne d'un gouvernement d'Ukraine occidentale qui rompt avec le Directoire.
1920
- Avril : retraite des armées blanches en Crimée face à la contre-offensive menée par l'Armée rouge et l'armée de Makhno.
- 22 avril : traité de reconnaissance mutuelle et d'alliance militaire entre la République populaire d'Ukraine et la Pologne, entrée en guerre contre la Russie soviétique.
- 7 mai : prise de Kiev par la République populaire d'Ukraine avec l'appui des troupes polonaises.
- 10 juin : nouvelle prise de Kiev par l'Armée rouge, retraite militaire polonaise.
- 12 octobre : armistice entre la Pologne et la Russie soviétique.
- 22 novembre : repli en Galicie des troupes ukrainiennes du Directoire, défait militairement.
1921
- 18 mars : traité de paix de Riga qui clôt la guerre polono-soviétique et établit les frontières entre la Pologne et les Républiques socialistes d'Ukraine et de Biélorussie
- Novembre : ultime tentative d'action militaire du Directoire.
1922
- 30 décembre : institution de l'Union des républiques socialistes soviétiques, incluant la R.S.S. d'Ukraine dont la capitale est fixée à Kharkiv (elle est transféré à Kiev en 1934).
Un territoire disputé
Les revendications de souveraineté ukrainienne empiètent sur le territoire de l’Empire russe, de l’Autriche-Hongrie et de ses États successeurs. L’Ukraine occidentale, ou Galicie, sous tutelle austro-hongroise, est depuis la fin du XIXe siècle, un foyer d’affirmation pour le nationalisme ukrainien combattu dans l’Empire russe. Avec le déclenchement de la guerre en 1914, la cause ukrainienne y est activement soutenue, dans la volonté d’affaiblir l’adversaire. L’Union de libération de l’Ukraine obtient ainsi le rassemblement des prisonniers de guerre ukrainiens dans des camps spéciaux, comme celui de Wetzlar, pour organiser une armée nationale.
Après l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, les frontières ukrainiennes sont disputées par ses différents voisins. Le sort de la Galicie, territoire multiethnique et pluri-confessionnel, historiquement partagé entre les influences slaves occidentales et orientales, à forte population juive, est violemment disputé. Le sujet fait l’objet d’une intense propagande. Le slaviste Henri Grappin intervient sur la question comme expert auprès de la Conférence de Paix ; il inaugurera en 1921 la chaire de polonais à l’École des langues orientales.
Après novembre 1917, la Russie soviétique soutient activement et à plusieurs reprises la constitution d’un État ukrainien allié, susceptible de faire barrage aux Armées blanches de la guerre civile et d’éviter la sécession ; Kharkiv, où le pouvoir soviétique prend pied de façon précoce, devient un centre de la propagande bolchevique en langue ukrainienne.
Tout au long de la période, mais de façon très intense à partir de 1919, la nombreuse population juive subit des massacres, parfois sous la forme de pogroms systématiques, qui accompagnent les affrontement des différentes forces en présence. Ces conflits nourrissent un refuge massif à l’étranger, y compris vers l’Orient – la ville chinoise de Harbin en Mandchourie étant alors un lieu important de l’émigration fuyant l’ancien Empire russe.
La cause ukrainienne devant les conférences de Paix
La lutte pour la souveraineté ukrainienne s’insère à la fois dans les conflits internationaux qui traversent l’Europe, de la Première Guerre mondiale à la Guerre polono-soviétique de 1920, et dans la guerre civile russe. La cause ukrainienne est plaidée sur le plan diplomatique dès la première Rada centrale par Oleksander Šul’gyn. Il obtient la reconnaissance de jure par les Empire centraux et la participation de l’Ukraine aux négociations de Brest-Litovsk, qui imposent la reconnaissance de la République populaire à la Russie soviétique.
Après novembre 1918, la cause ukrainienne est plus difficile à défendre devant l’Entente, attachée à défendre la souveraineté des nouveaux États issus de l’Autriche-Hongrie et à soutenir l’action militaire des forces russes antibolcheviques. Le traité de Saint-Germain, qui règle la question austro-hongroise, est un revers pour l’Ukraine. L’effondrement militaire polonais, dernier allié du régime, balaye le Directoire de la scène des négociations de paix à Riga en 1920 ; Lviv et la Galicie orientale y sont rattachées à la Pologne et redeviennent une terre d’exil pour les nationalistes ukrainiens et leurs publications, comme avant 1917.
Une génération intellectuelle brisée
L’effervescence de la culture ukrainienne, favorisée par la politique d’ukrainisation lancée dans les années 1920, s’accompagne d’une intense production littéraire. Cependant, cet essor est brisé dès le début des années 1930 par plusieurs vagues de répressions, qui s’abattent sur l’intelligentsia et la paysannerie ukrainiennes. La plupart de ses figures ont été anéanties physiquement, arrêtées ou réprimées.
L’Académie libre de littérature prolétarienne (VAPLITE, 1926-1928) fondée à Kharkiv, capitale de l’Ukraine jusqu’en 1934, prône la création de la nouvelle littérature en intégrant le meilleur de la littérature universelle. Son almanach, ainsi que celui de la Foire littéraire (1928-1930), témoignent de la richesse et de l’âpreté des débats qui agitent alors la scène culturelle ukrainienne.
Figure emblématique de VAPLITE et polémiste de premier plan, Mykola Khvlyliovy se suicide en mai 1933.
Le parcours du poète symboliste Pavlo Tytchyna (1891-1967) illustre la trajectoire de cette avant-garde brisée. Membre du VAPLITE son œuvre des années 1920 annonce la création d’un nouveau courant baptisé « clarinettisme », du nom de son premier recueil.
Après 1934, Pavlo Tyčyna rentre dans le moule du réalisme-socialisme. Le Parti guide est un recueil de poèmes conforme aux canons soviétiques qui marque le renoncement et l’embrigadement du poète. L’édition de 1936 a volontairement la forme d’une carte de membre du Parti communiste.
Mykhaylo Tyskiewicz (1857-1930), mécène et publiciste, participe aux missions diplomatique de la République populaire d’Ukraine, notamment à la Conférence de Paix de Paris. C'est à cette occasion qu'il rédige en français un portrait de groupe de l'avant-garde littéraire ukrainienne, qu'il cherche à inscrire dans le paysage européen.
La mémoire de cette avant-garde ukrainienne est entretenue dans l'exil par la dissidence. La célèbre revue polonaise Kultura consacre en 1959 un volume à la génération des auteurs ukrainiens emportés par la terreur stalinienne des années 1930. Son titre, « la génération fusillée », est désormais une expression consacrée pour désigner cette génération d’écrivains et de poètes. L’auteur du recueil, Youri Lavrinenko, en est alors un des derniers représentants.
Visite de l'exposition par l'ambassadeur d'Ukraine, S.E. Oleg Shamshur, et l'historien Youri Shapoval.
Références bibliographiques
Les guerres d'indépendance de l'Ukraine
L'Empire russe en révolutions
Les États ukrainiens, 1917-1922
Mykhailo Hrouchevskyi
Anthologie de la littérature ukrainienne du XIe au XXe siècle
Atlas des peuples d'Europe centrale
Petite histoire de l'Ukraine
Histoire de l'Ukraine
Publications ukrainiennes de 1917-1920 disponibles à la BULAC
Карманный украинско-русскій словарь затруднительныхъ для пониманія украинскихъ словъ | Karmannyj ukrainsko-russkìj slovarʹ zatrudnitelʹnyhʺ dlâ ponimanìâ ukrainskihʺ slovʺ
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Chronologie des principaux évènements en Ukraine de 1917 à 1919
Какъ это было | Kakʺ èto bylo
Lemberg (Léopol), coeur de l'Ukraine occidentale
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Centenaire des révolutions russes
De septembre à novembre 2017, la BULAC s’associe à plusieurs manifestations marquant le centenaire des révolutions russes et des bouleversements de l’année 1917 à l’est de l’Europe.
Nos intervenants
Historienne de formation, Iryna Bonin Dmytrychyn est l’auteur de nombreuses publications sur la littérature et l’histoire ukrainiennes. Elle a réalisé plusieurs traductions d’auteurs ukrainiens contemporains publiées en France, tels que Serhiy Jadan (Hymne de la jeunesse démocratique, éditions L’espace d’un instant, 2020 ; Anarchy in the UKR, suivi de Journal de Louhansk, éditions Noir sur blanc, 2016), ainsi que de l’Anthologie du Donbas (traduite avec Marta Starinska). Maître de conférence, Iryna Bonin Dmytrychyn est responsable des études ukrainiennes à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris, fonction qui l’amène à conduire divers projets visant à mieux faire connaître l’Ukraine, sa culture et son histoire, en Occident.
Chargée de collections pour les domaines ukrainien et biélorusse de 2017 à 2019
Benjamin Guichard est conservateur en chef des bibliothèques, directeur scientifique de la BULAC depuis 2015.