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Cheikh El Haddad et l’insurrection de la Kabylie. Des vestiges de papier, 1871-2021.

Organisateur(s) :BULAC

À l’occasion du 150e anniversaire du soulèvement de la Kabylie, la BULAC présente des manuscrits issus de la bibliothèque du cheikh El Haddad (Muhand Amezyan Aheddad), figure centrale de la révolte algérienne de 1871 contre la présence coloniale française.

Le cheikh, décédé le 29 avril 1873 à la prison de Constantine, fut l'un des moteurs du soulèvement, proclamant le 8 avril 1871 une insurrection générale contre la présence française en Algérie. De nombreux manuscrits issus de sa bibliothèque se trouvent aujourd’hui à la BULAC. Que nous apprennent-ils sur sa famille et les modalités de la répression dont elle a été la cible ?

Cheikh El Haddad et l’insurrection de la Kabylie. Des vestiges de papier, 1871-2021.

Carte des confréries dressée par Louis Rinn (détail) dans Marabouts et Khouan : étude sur l'Islam en Algérie avec une carte indiquant la marche, la situation et l'importance des ordres religieux musulmans, Louis Rinn, 1884. La ville de Seddouk, siège de la zaouïa du Cheikh El Haddad, y apparaît comme le tronc central des ramifications de la Rhamaniyyah. Collections de la BULAC, BULAC RES MON 4 3076.

Quand : 7 septembre 2021 > 29 octobre 2021 Où : Rez-de-jardin
Superposition en éventail de 6 documents en arabes, sur papiers de couleurs et de formats divers

Lettres mentionnant Muḥammad Amizyān al-Ḥaddād, trouvées dans un recueil de textes manuscrits arabes. Collections de la BULAC, MS.ARA.193.

Le catalogage en ligne des manuscrits arabes de la BULAC est un chantier de longue haleine. Avec près de 2 500 documents, il s’agit de la plus riche collection de ce type en France, après celle de la Bibliothèque nationale de France. Son avancement peut être suivi sur le catalogue en ligne des manuscrits et archives de l’enseignement supérieur (Calames) et la Bibliothèque numérique de la BULAC.

Au cours de ce travail, la présence de plusieurs manuscrits contenant des marques de provenance (preuves d’achat, marque de don ou de legs pieux) ou des feuillets de lettres ont permis de rapprocher plusieurs dizaines de manuscrits avec la figure de Muhand Amezyan Aheddad (Muḥammad Amizyān al-Ḥaddād), ou cheikh El Haddad (1790-1873). Chef de l’importante confrérie soufie de la Rahmaniyya à partir de 1860, il joua un rôle important dans le soulèvement de la Kabylie en 1871.

L’identification de corpus de manuscrits issus de la bibliothèque du cheikh El Haddad reste une entreprise en cours. Surtout, les modalités d’entrée de ces documents dans les collections de la bibliothèque restent mal connues. Les liens avec la répression de l’insurrection semblent toutefois évidents, même s’ils ne sont pas encore éclaircis. La seule trace d’archive identifiée à ce jour lie l'arrivée de ces documents à un envoi du général Galliffet, alors commandant militaire dépêché dans la région de Constantine.

Découvrez le portrait d'Augustin Jomier, historien et arabisant, maître de conférences à l’Inalco en histoire du Maghreb aux périodes moderne et contemporaine. Augustin Jomier a co-construit avec la BULAC des ateliers autour des manuscrits du cheikh El Haddad à destination de ses étudiants en licence d'arabe à l'Inalco.

Sans attendre l’issue de recherches nécessaires sur la provenance de ces manuscrits, le 150e anniversaire du soulèvement de la Kabylie est l’occasion de faire connaître largement ces vestiges de papier d’un moment important de l’histoire de l’Algérie.

Si la présence de ces documents est l’héritage direct d’une histoire coloniale, ils permettent également de plonger dans l’activité d’une confrérie soufie alors à son apogée, d’explorer le paysage spirituel et les tissus de relations qui lient les membres de la Rahmaniyya. L’exposition présente également les quelques éléments qui permettent de reconstituer les circonstances du démantèlement de cette bibliothèque et de la dispersion de la famille El Haddad. Enfin, elle rassemble des documents qui permettent de suivre les reconfigurations de la mémoire de ces événements et de leurs chefs à l’heure de l’Algérie coloniale comme de l’Indépendance.

Vue d'ensemble des documents exposés dans les vitrines
Vue d'ensemble des documents exposés dans les vitrines
Vue d'ensemble des documents exposés dans les vitrines
Vue d'ensemble des documents exposés dans les vitrines

L’insurrection de la Kabylie de 1871

La chute du Second Empire, entraînée par la défaite face à la Prusse, et l’agitation politique marquée par la Commune contribuent à fragiliser la situation en Algérie. Le changement de régime conduit à un basculement du pouvoir dans la colonie des militaires vers une administration civile, favorable à la colonisation de peuplement. Les décrets Crémieux d’octobre 1870 marquent ce tournant vers une intégration administrative à la métropole, avec notamment l’octroi de la citoyenneté française à la population juive.

La population musulmane est fragilisée par cette politique qui accélère l’attribution de terres aux colons et qui marginalise les notables locaux et les institutions religieuses. Cette transformation survient à la suite d’une grave crise de subsistance, provoquée par une succession de mauvaises récoltes. Le contrôle de la région par l’armée coloniale est récent (1857).

Après une vague de mutineries survenues dans les corps de spahis à partir de janvier 1871, le soulèvement de la Kabylie est initié le 14 mars par un chef nobiliaire, le bachagha El Mokrani. Soutenu jusqu'alors par les Bureaux arabes de l’administration militaire, il se retrouve dépossédé de ses pouvoirs et acculé de dettes.

L’insurrection prend un caractère généralisé avec l’appel à la guerre sainte et au renvoi des Français initié le 8 avril par le cheikh El Haddad. Âgé de 81 ans, il est le chef spirituel d’une importante confrérie soufie, largement implantée dans l’ensemble du territoire ; son fils Aziz prend en charge le commandement militaire des insurgés aux côtés de Mokrani. Les peuplements de colons sont assiégés. Près du tiers de la population kabyle se soulève.

Muḥammad Amizyān al-Ḥaddād, cheikh de la Rahmaniyya

Vue de la lettre en arabe, surmontée d'un sceau, dans une vitrine d'exposition

Lettre non datée, adressée par Muḥammad al-Mahdī al-Saklawī au cheikh El Haddad. Cet échange illustre la proximité du cheikh El Haddad avec Muḥammad al-Saklawī (1785-1861), dirigeant de la Rahmaniyya avant son exil au Levant en 1847.

Saklawī décrit sa fuite précipitée vers la côte à cause de l’attaque imminente du « mécréant » (peut-être le maréchal Bugeaud (1784- 1849)) et demande de lui faire parvenir une tente moyenne qui accueillerait une vingtaine de personnes afin d’abriter les femmes et de recevoir des invités. Il précise qu’il s’acquittera du prix de la tente auprès du porteur. La lettre fait mention du « Sultan » Abdelkader (188-1883) et de ses victoires (l.18 - 19) et de « Ahmad al-Tayyib » (l.13), le Khalifa de l’émir Abdelkader sur toute la région de l’oued Sahel et du Sébaou (territoires des actuelles wilayas de Bouira et de Tizi-Ouzou). C’est ce même Ahmed al-Tayyib ben Salem (1802-v.1847) qui réussit à unifier la région en réconciliant les divers clans kabyles qui s’entre-déchiraient. Il avait convoqué en 1840 les deux prestigieux Cheikhs de Kabylie, Saklawī des Aït Irathen (expéditeur de cette lettre) et Moubarak des Aït Mahmoud pour les réunir sous ses ordres. En exil, Al-Saklawi a eu une influence sur le mouvement religieux au Levant, il avait des wirds qu’il a enseignés aux disciples, y compris certains des dirigeants et des érudits de Damas. Il avait une large réputation au Levant et en Algérie.

Collections de la BULAC, MS.ARA.1740.

La confrérie soufie (ou khouan) Rahmaniyya est fondée en Kabylie en 1774 par M'hamed Ben Abderrahmane (1720-1793), inspiré par la découverte de la Khalwatiya, ancienne et large famille spirituelle soufie étendue à l’ensemble du monde musulman. Le rayonnement spirituel du fondateur se diffuse rapidement en Algérie où de nombreuses fondations pieuses (zaouïas) se réclament de son héritage.

Après l’insurrection kabyle de 1857, l’influence de la confrérie Rhamaniyyah est surveillée par l’administration coloniale. Plusieurs délégués et son chef spirituel, le cheikh El-Hadj Amar, sont contraints à l’exil. La confrérie renforce pourtant son audience avec l’arrivée de Muḥammad Amizyān al-Ḥaddād (1790-1873) à sa tête en 1860. Depuis la zaouïa de Seddouk, il exerce une autorité grandissante sur plus de 200 000 fidèles à travers le territoire algérien. D’extraction populaire, son magistère et sa piété concurrencent progressivement le pouvoir politique des chefs de tribus et des autres chefs spirituels soufis engagés dans la collaboration avec les autorités françaises. Le rayonnement spirituel est assuré par de nombreux sermons, lettres et écrits largement diffusés.

Vue du manuscrit ouvert sur une double page, rabat de la reliure sur la page de gauche. Page de droite :  Titres de chapitres, mots importants en rouge ; En haut de la page la profession de foi musulmane et la taṣliyaẗ.

[تقييد] | [Taqyīd] de Muḥammad Amizyān ibn ʿAlī al-Ḥaddād, copie de 1845. Écrits de Muḥammad Amizyān sur la théologie mystique et le soufisme (confrérie Khalwatiyya). Collections de la BULAC, MS.ARA.197/1.

Ouvrage lithographié arabe ouvert sur la page de titre, frontispice orné de guirlandes végétales

Muṣṭafá ibn ʿAbd al-Raḥmān Bās̆ Tārzī ( ?-1808), المنح الربانية : شرح المنظومة الرحمانية [Les secours divins : une explication de la Rhamaniyyah], s.l., 1287H [1871]. Collections de la BULAC, BULAC RES MON 4 189. Don du ministère de la Guerre d'avril 1874.‬

Dans la bibliothèque du Cheikh El Haddad

La bibliothèque du Cheikh est composée majoritairement de livres ayant trait à la religion et à la mystique. On y trouve des manuscrits du Coran, d’exégèse, du droit musulman, des litanies en l’honneur du prophète Muḥammad ainsi que de la grammaire.

Lettre en écriture maghrébine très régulière

Lettre adressée en février 1871 par le cheikh Haddad à ses disciples et aux membres de la confrérie, les incitant à l’obéissance. Collections de la BULAC, MS.ARA.193.

Billet en écriture manuscrite maghrébine peu soignée

Billet sans date (c.1860) adressé à ʿAzīz ibn al-Ḥaddād, fils du cheikh Haddad, recommandant de donner refuge au porteur. Collections de la BULAC, MS.ARA.193.

Il s'agit aussi bien de textes composés et copiés par le cheikh lui-même, d’achats ou de dons reçus à titre personnel ou sous la forme de legs pieux. Les volumes eux-mêmes sont parfois accompagnés de fragments de correspondance ou d'autres documents. Ils sont ainsi étroitement liés à la vie de la confrérie (zaouia) et à la vie familiale du cheikh.

Texte calligraphié fondu dans un décor multicolore à motifs géométriques dessinant une rosace insérée dans un carré

Litanies en l'honneur du Prophète Muḥammad ; copie datée de 1135H (1723). Collections de la BULAC, MS.ARA.152.

Page richement enluminée avec des figures géométriques de diverses couleurs

Litanies en l'honneur du Prophète Muḥammad. Collections de la BULAC, MS.ARA.152.

 

La répression du soulèvement et ses conséquences

1871 est l'année maudite,

Où commencèrent les procès ;

Elle est la source de nos maux. [...]

Le Gouvernement a supprimé les cours dans les zaouïas,

La lumière de la science s'y est éteinte ;

Il n'y a plus de lecteurs, ni d'étudiants.

Smãïl Azikkiou, Chansons kabyles, publiées et traduites par J.-D. Luciani, Alger, Jourdan, 1899. Collections de la BULAC, BAS.III.129.

La réponse militaire est sévère et l’insurrection progressivement défaite : El Mokrani tué le 5 mai est relevé par son fils Boumezrag, Aziz El Haddad se soumet le 30 juin, son père au cours du mois de juillet – mais des combats se poursuivent jusqu’à l’arrestation de Boumezrag en octobre 1872.

Le procès des insurgés est organisé à Constantine en 1873, parallèlement à une importante répression militaire dont le nombre de victimes est inconnu. Une très forte amende est imposée aux tribus insurgées ainsi que le séquestre de leurs terres, qui doivent être rachetées ou qui sont transférées aux colons.

Condamné à cinq ans d’emprisonnement, le cheikh El Haddad meurt peu de temps après la fin du procès, tandis que ses fils et les principaux meneurs de la révolte sont condamnés à la déportation au bagne. En Nouvelle-Calédonie, ils retrouvent les déportés de la Commune et certains participent à la répression de la révolte kanak de 1878, dans l’espoir d’une réhabilitation.

L’insurrection et sa répression marquent ainsi un tournant important de la politique coloniale. Le soulèvement de 1871 constitue également, par son ampleur géographique et humaine, le dernier grand mouvement armé contre la présence coloniale, avant la guerre d’Indépendance de 1954-1962.

La mémoire immédiate du soulèvement : une légende noire de la famille El Haddad

La répression se traduit par un fort appauvrissement de la population algérienne, sous l’effet des amendes, séquestres et transfert de nombreuses terres indigènes aux colons. La défaite et la mort du Cheikh en 1873 se traduisent par une importante perte de prestige de la confrérie Rhamaniyya, concurrencée par d’autres zaouïas et des marabouts locaux.

Sur la page de gauche, stemma représentant l'éclatement de la confrérie ; sur la page de droite, reproduction du sceau du fils Aziz et développement soulignant l'éclatement de la Rahmaniyya en une multitude de zaouias autonomes

L'éclatement de la Rahmaniyya en une multitude de confréries autonomes, vue par deux administrateurs au Service des Affaires indigènes du gouvernement général d’Algérie. Le schéma de succession des chefs spirituels de la Rhamaniyyah illustre l’émiettement de la confrérie après la mort du Cheikh Haddad.

Octave Depont, Xavier Coppolani, ˜Les œConfréries religieuses musulmanes, Alger, Jouran, 1897. Collections de la BULACBULAC RES MON 4 2689. Document disponible sur Gallica.

La BULAC conserve un manuscrit autographe du fils du cheikh El Haddad qui offre un témoignage de son parcours après la répression de l’insurrection de 1871, dont il fut un des principaux moteurs. S’il est un des premiers insurgés à se soumettre, le 30 juin 1871, et fait publier en français un plaidoyer pour sa défense, il est condamné à mort lors des procès de Constantine en 1873. Sa peine est commuée en déportation au bagne en Nouvelle-Calédonie. Il parvient à s’en évader en 1881.

Double page ouverte ; écriture manuscrite maghrébine très régulière

ʿAzīz ibn al-Ḥaddād, Panorama de l’histoire des princes de la Mecque. Manuscrit daté de 1884. Manuscrit entré dans les collections en 1893, dans le cadre du legs Henri Duveyrier (1840-1892) qui l’avait reçu de Jacques-Félix Lostalot-Bachoué (1842-1894), vice-consul de France à Djeddah.

Collections de la BULAC numérisées, MS.ARA.459.

Billet manuscrit : "Si Aziz est un Algérien qui fut compromis dans la révolte  de 1871; rentré en grâce il fut en voyé à Djeddah et à La Mecque où il devint l'agent des pèlerins du Maroc qu'il rançonne autant qu'il peut. Il est en relations avec le consult de France de Djeddah et envoie des rapports qui sont appréciés".

Le document est rédigé en Arabie saoudite à l’attention des diplomates français et témoigne de ses efforts pour se faire réhabiliter afin de regagner l’Algérie. Le billet d'envoi rédigé par Lostalot-Bachoué révèle toutefois de l’hostilité persistante des autorités françaises à son égard ainsi que l’influence religieuse qu’il a pu conserver auprès des pèlerins maghrébins à la Mecque.

La collecte de témoignages vernaculaires sur l’insurrection de 1871 est effectuée par différents administrateurs coloniaux des affaires indigènes qui étudient l’état de l’opinion publique dans une population dont les cadres d’existence sont bouleversés par la répression, les mises à l’amende, les séquestres et les transferts de terre aux colons ; les chefs de l’insurrection y sont alors mis en cause comme les responsables de cet effondrement. L’officier Louis Rinn (1838-1905) y puise les matériaux d’une Histoire de l’insurrection de l’Algérie en 1871 (Alger, 1891) qui cherche à réhabiliter le rôle joué par les officiers des Bureaux arabes et critique le démantèlement des institutions indigènes. Ces chansons kabyles sont à leur tour utilisées par Belkassem Ben Sedira pour l'enseignement du berbère de Kabylie au sein de l'École des lettres, future université d'Alger.

Texte en langue kabyle avec notes de bas de page et annotations manuscrites marginales ; les notes en français donnent à comprendre que les paroles dressent un portrait hostile du cheikh et de son fils

Fin d'une chanson kabyle décrivant en termes hostiles la basse extraction du cheikh Haddad et de son fils Aziz et leur reprochant d'avoir déclenché des malheurs. Les annotations marginales sont de la main de René Basset.

Belkassem ben Sedira, Cours de langue kabyle : grammaire et versions, Alger, Jourdan, 1887. Don André Basset, collections de la BULAC, BIULO BAS.IV.13.

L’universitaire René Basset (1855-1924), figure centrale des études berbères à Alger, propose une édition critique des chansons collectées par l’officier Louis Rinn, dont il attaque avec virulence les compétences linguistiques autant que l’interprétation politique des événements. Le passage présenté dresse un tableau accablant du rôle joué par les membres de la famille El Haddad.

Texte bilingue. Extrait de la traduction : « Bou Haddad et ses fils ont ensorcelé les gens par le mensonge ; quiconque suivait leur parti s'est levé : compte que la justice les atteindra »

R. Basset, ˜L'œinsurrection algérienne de 1871 dans les chansons populaires kabyles. Louvain, Istat,1892, p. 20-21. Collections de la BULAC, BIULO MEL.4.173(1).

Détail d'une vitrine présentant l'ouvrage commenté

Maxime Ruscio / BULAC

Si la chanson kabyle est une forme ancienne et traditionnelle, les compositions de Si Mohand Ou Mhand (1845-1905) lui donnent une forme singulière et moderne.
Sa biographie est directement marquée par la répression de l’insurrection de 1871 dont tous les membres de sa famille sont victimes ; il devient alors poète errant, vivant de ses déclamations de village en village. Dans deux poèmes, il décrit notamment l’effondrement de la Kabylie après 1871, dénonce le déclin des confréries, les revirements de leurs chefs et présente son errance poétique comme une forme de résistance.
Ses déclamations sont recueillies pour la première fois en 1904 par Si Amar u Saïd Boulifa (v. 1861-1935). Cet instituteur collabore activement avec René Basset ; il est considéré après l’indépendance comme un précurseur de l’affirmation de la culture kabyle.
L’écrivain et linguiste Mouloud Mammeri (1917-1989) contribue à donner un écho important à cette œuvre poétique en la publiant en 1969. Figure du mouvement nationaliste algérien, c’est également un porte-parole important des revendications identitaires kabyles et du Printemps berbère de 1980.

Plutôt rompre que plier

Plutôt être maudit

Dans un pays où les chefs sont des entremetteurs

L'exil m'est prédestiné

Par Dieu, j'aime mieux l'exil

Que la loi des pourceaux.

Beaucoup qui ont adhéré à une confrérie

Ruissellent de péché

Lors même que le chapelet ne quitte point leur cou.

Les isefra. Poèmes de Si Mohand-ou-Mhand, texte berbère et traduction française, éd. de Mouloud Mammeri, Paris, François Maspero, «  Domaine maghrébin », 1969, p. 153. Collections de la BULAC.

Parmi les colons, l’interprétation du soulèvement alimente les controverses entre les partisans du régime d’administration civile, mis en place par la jeune République, et les défenseurs de la politique de protectorat militaire, poursuivie sous le Second Empire. Les bureaux arabes sont ainsi accusés d’avoir renforcé les chefs locaux.

Détail d'une vitrine présentant l'ouvrage commenté

Maxime Ruscio / BULAC

Le journaliste républicain E. Thuillier commente à chaud les procès des insurgés qui se tiennent à Constantine. Il accuse l’administration militaire des Bureaux arabes d’avoir suscité l’insurrection pour contrer l’administration civile mise en place à la chute du Second Empire. La politique de protectorat attribuée au Second Empire (le projet d’un « royaume arabe » sous tutelle française) est dénoncée pour appeler au renforcement de la colonisation de peuplement et au démantèlement des institutions traditionnelles, à commencer par les confréries soufies. Il attribue également un rôle déclencheur dans le soulèvement à l’octroi de la citoyenneté française à la population juive d’Algérie (octobre 1870), une opinion alors défendue par l’amiral Gueydon, gouverneur général d’Algérie, mais démentie aujourd’hui par les historiens.

... la Kabylie se trouvait entre les mains d'une secte religieuse [...]. Je veux parler des Khouans. Ils obéissent à des chefs nommés mokaddems, qui obéissent eux-mêmes au grand maître de l'ordre dont la résidence, avant et pendant l'insurrection, était Seddouk, village de la grande Kabylie. Le grand-maître actuel est le fameux cheik El-Hadded, qui jouissait et jouit encore, du fond de sa prison d'un prestige et d'une domination sans bornes. Il n'existe pas de fakir mieux réussi.

É. Thuillier, Le royaume arabe devant le jury de Constanine, Constantine, 1873, p. 27. Collections de la BULAC, BIULO MEL.8.323(8).

L’insurrection de 1871 relue à la lumière de l’Indépendance algérienne

Les histoires de l’insurrection de 1871 rédigées par des officiers français comme Louis Rinn, avaient décrit l’événement comme un soulèvement paysan instrumentalisé par des chefs religieux ou nobiliaires, cherchant à défendre leur autorité locale bousculée par les progrès de la colonisation – la presse coloniale n’hésitant pas à faire un parallèle entre chouannerie de la Révolution française et « khouannerie » de 1871.

Vue de la couverture de l'ouvrage dans une vitrine. Couverture illustrée par un dessin stylisé présentant une silhouette décharnée sur un sol de sable, un soleil noir à l'horizon une sil

Djilali Sari, La dépossession des fellahs (1830-1962). Alger, Société nationale d’édition et de diffusion, 1975. Auteur de l’illustration non identifié. Collections de la BULAC, BIULO GEN.III.17014.

Auteur d’une histoire de l’insurrection de 1871 publiée à Alger en 1972, Djilali Sari (1937) est un historien et géographe issu du mouvement nationaliste. Dans cette étude des mécanismes de saisie des terres indigènes au profit des colons, il fait une large place aux séquestres qui touchent les insurgés et  reproduit les actes officiels concernant la saisie des biens meubles et immeubles de la famille El Haddad, rendus ainsi solidaires du sort de la paysannerie kabyle.

Dans le contexte de la guerre d’Indépendance (1954-1962), une génération d’intellectuels nationalistes entreprend de revisiter l’histoire algérienne. Mohamed Cherif Sahli (1906-1989) et Mostefa Lacheraf (1917-2007) entrent dans le mouvement nationaliste (PPA-MTLD puis FLN), en parallèle de carrières d’enseignants du secondaire en métropole. Après 1954, ils jouent un rôle actif aux côtés du FLN, y compris par des prises de parole publiques, et connaissent la prison ou l’exil. Après l’indépendance, ils suivent tous deux des carrières de diplomates pour le nouvel État algérien.

Ils conçoivent l’écriture d’une histoire nationale algérienne comme une réponse à l’idéologie coloniale. Ils défendent ainsi une lecture du soulèvement de 1871 comme un mouvement révolutionnaire de masse d’inspiration paysanne, ne laissant aux chefs de la révolte qu’un rôle marginal.

Mostefa Lacheraf théorise en 1954 le concept d'un « patriotisme rural », mouvement spontané des masses paysannes face aux prédations coloniales, auquel la répression de l'insurrection de 1871 et les spoliations foncières mettent un coup d'arrêt. Il appelle à renouer le fil de cette mémoire avec celle du mouvement indépendantiste moderne. 

Ces historiens attribuent ainsi à la révolte de 1871 un rôle précurseur pour la guerre d’Indépendance et la République algérienne d’inspiration socialiste.

(...) les Algériens et leurs chefs de 1832 à 1872 (émir Abdelkader, Mokrani, Boumezrag, Aziz ben cheikh El Haddad), en accordant à l'action diplomatique le rôle subsidiaire et relatif qu'elle mérite, en déclenchant les forces populaires, en faisant agir les masses selon leurs aspirations du moment, n'ont pas été autre chose que des révolutionnaires, basant leur lutte, avant tout, sur une conception absolue de ce que doit être nécessairement le combat anticolonial.

 

Mostefa Lacheraf, « Colonialisme et féodalité » in : L’Algérie : nation et société. Paris, François Maspero, 1965. Publication originale « Colonialisme et féodalités indigènes en Algérie », Esprit, avril 1954.

Un enquête en cours : la dispersion de la bibliothèque du Cheikh et de sa famille

Les modalités d’entrée de ces documents sont mal connues et ne peuvent être établies que par l’intermédiaire de documents secondaires, analysés récemment. Les premiers registres d’entrée de documents de la Bibliothèque des langues orientales sont en effet ouverts en 1874, dans un contexte de déménagement de l’institution et de constitution du fonds. Ils ne servent alors qu’à recenser les entrées de documents imprimés. Les manuscrits ne disposent donc pas de numéros d’inventaire contemporains de leur entrée dans le fonds.

Trois pièces archivistiques permettent de dessiner les contours de l’arrivée de ces documents :

  • Dans les archives administratives de la Bibliothèque, un courrier du Ministère de l’Instruction publique et des Cultes au Directeur de l’École des langues orientales vivantes daté du 16 novembre 1872 l’informe de l’attribution d'« un certain nombre de manuscrits arabes, complets et incomplets ». Le document est apparemment annoté par Louis Sédillot, secrétaire-bibliothécaire de l’École jusqu’à la fin de l’année 1873 : « dons. Mss d’Afrique. Catalogue d’al-Haraïri », ce dernier étant le répétiteur d’arabe de l’École auquel était confié les tâches de catalogage des ouvrages arabes.
  • Un papillon figurant dans la reliure du document MS. ARA.105 portant les mentions suivantes, de la main de Louis-Pierre-Eugène Sédillot fait le lien avec l'envoi précédent (« Mss arabes en carac[ères] maghrébins 2e envoi du Ministère de l’Instruction publique) et mentionne le nom du général Galliffet.
  • Les documents rassemblés en liasse dans le MS.ARA.1739 étaient enveloppés dans un papier à entête de l’École impériale (biffé) spéciale des langues orientales mentionnant de la main d’Auguste Carrière, secrétaire-bibliothécaire de l’École à partir de décembre 1873 : « Pièces arabes trouvées dans les livres provenant du don du Ministère de la guerre, expédition du général Galliffet ».

Ces différents éléments permettent de faire le lien entre ce corpus et la présence en Kabylie du général Galliffet, en charge de mettre fin à la révolte de 1871 à 1874. Ils permettent également d’éclairer le don effectué par le ministère de l’Instruction publique qui procède probablement d’un envoi antérieur par le ministère de la Guerre. Les 77 manuscrits identifiés aujourd’hui sont donc en nombre très inférieur au chiffre de 196 documents qui figure sur le papillon rédigé par Sédillot à la réception du second envoi. Le catalogue des manuscrits rédigés à l’époque n’a pas été conservé.

Les recherches bibliographiques menées jusqu’à ce jour n’ont pas permis de déterminer les conditions précises de la collecte et de la translocation de ce corpus : séquestre dans le cadre d’une opération de représailles ? liquidation des biens confisqués dans le cadre du procès ? Les documents publiés relatifs au procès du cheikh ne font pas mention de mise sous séquestre de sa bibliothèque, mais on sait qu’il disposait en captivité de biens meubles et de livres. Il faut relever que le premier envoi est toutefois antérieur à son décès en captivité.

Courrier du Ministère de l'Instruction publique et des Cultes au Directeur de l'École des langues orientales vivantes daté du 16 novembre 1872 l'informatn de l'attribution d' « un certain nombre de manuscrits arabes, complets et incomplets ». Le document est sans doute annoté par Louis Sédillot, secrétaire-bibliothécaire de l'École : "dons. Mss d'Afrique catalogue d'al-Haraïri", ce dernier étant le répétiteur  d'arabe de l'École auquel était confié les tâches de catalogue des ouvrages arabes.

Courrier du Ministère de l'Instruction publique et des Cultes au Directeur de l'École des langues orientales vivantes daté du 16 novembre 1872 l'informant de l'attribution d'« un certain nombre de manuscrits arabes, complets et incomplets ».

La note indique : « Mss arabes en caractères maghrébins. 2e envoi du Ministère de l'instruction publique (1873). Expédition du général Gallifet ». Suit le détail du nombre de manuscrits répartis sur « 2 rayons 1/2 ». « À classer avec le 1er envoi. V. M.  al-Haraïri »

Note, probablement de la main de Louis-Pierre Sédillot, documentant un 2e envoi de « manuscrits arabes en caractères maghrébins » par le Ministère de l'Instruction publique en 1873. La note mentionne le général Galliffet, gouverneur provisoire de la région de Constantine chargé de mettre fin à la révolte de Kabylie. Elle se termine par la mention « à classer avec le 1er envoi. V[oir] M. al-Haraïri ». Collections de la BULAC, MS.ARA.105.

Sélection de ressources en ligne

Des ressources en ligne, pour aller plus loin

Abrous, Dahbia. « Mokrani (El-) / At Meqq°ran (famille) (El-Mokrani, Al-Moqrani...) », Encyclopédie berbère [En ligne], 32 | 2010, document M126, mis en ligne le 11 novembre 2020.

Assam, Malika. « Société tribale kabyle et (re)construction identitaire berbère. Le cas des At Zemmenzer (XIXème s.-XXIème s.) ». Thèse de doctorat en sociologie. Institut National des Langues et Civilisations Orientales, 2014. Français

Budin, Jacques. « Colonisation, acculturation et résistances : la région de Bône (Annaba, Algérie) de 1832 à 1914 ». Thèse de doctorat en histoire. Aix-Marseille université, 2017.

Hachi, Idir. « Nnfaq[n]Urumi : le nom kabyle de l’insurrection de 1871 », Insaniyat / إنسانيات [En ligne], 82 | 2018, mis en ligne le 15 mars 2020.

Lallaoui, Mehdi. « Calédoune ou l'histoire de la déportation vers la Nouvelle-Calédonie des insurgés Algériens de 1871 ». In: Histoires Mémoires Croisées : Chapitres oubliés de l'Histoire de la France. Rapport d'information du Sénat n° 149 (2013-2014) de M. Serge Larcher, fait au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer, déposé le 14 novembre 2013.

Plarier, Antonin. « Le Banditisme rural en Algérie à la période coloniale (1871 - années 1920) ». Thèse de doctorat en histoire. Université Paris-1, 2019.

Remaoun, Hassan. « Les historiens algériens issus du Mouvement national », Insaniyat / إنسانيات [En ligne], 25-26 | 2004, mis en ligne le 13 août 2012.

Yacono, Xavier. « Kabylie : L'insurrection de 1871 », Encyclopédie berbère, 26 | 2004, document K08, mis en ligne le 1er juin 2011.

« L’insurrection algérienne et La Commune de Paris : deux insurrections en miroir »

Aziz Ibn Mohammad Amzian. Mémoire d'un accusé / Si Azziz ben Mohammed Amzian ben cheikh El Hadded à ses juges et à ses défenseurs. Constantine, L. Marle, 1873.

Sélection de ressources bibliographiques

Sélection de sources et d'études disponibles à la BULAC, pour prolonger la visite de l'exposition

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Cette rencontre avec Augustin Jomier, historien et arabisant (Inalco, CERMOM) et auteur d'une récente étude sur l'ibadisme contemporain, vous propose d'explorer l’historiographie renouvelée de l’Algérie de l’époque coloniale à partir de sources arabes et de découvrir les ressources ibadites de la BULAC.

1873 : un tournant dans l'histoire des Langues O’
7 novembre 2023 > 23 décembre 2023

L’École spéciale des Langues orientales, créée en 1795 en pleine Révolution française, a connu une profonde métamorphose quand elle s’est installée au 2 rue de Lille, fin 1873, il y a 150 ans.


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Nos intervenants

Zouhour Chaabane
Agent BULAC

Chargée de traitement des manuscrits arabes

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Benjamin Guichard
Benjamin Guichard

Benjamin Guichard est conservateur en chef des bibliothèques, directeur scientifique de la BULAC depuis 2015.