La BULAC vue par Emmanuelle Laurent
Au moment de cet entretien, en juillet 2022, Emmanuelle Laurent s’apprêtait à boucler sa thèse sur la parenté et les rites naxi. Une somme qu’elle a pu rédiger à l’issue d’une étude de terrain, menée dans un village naxi du sud-ouest de la Chine sur quatre années, juste avant la pandémie. Un « terrain » exceptionnellement long, salué par son jury, lors de la soutenance, en décembre 2022. Cette ex-contractuelle étudiante revient sur certaines des périodes de son cursus académique durant lesquelles, quand elle n'était pas postée derrière une des banques d'accueil de la BULAC, elle dévorait sa ration quotidienne d'ouvrages sur les Naxi.
Notre jeune docteur en anthropologie de la Chine appartient à cette première génération d’étudiants à avoir « élu domicile » à la BULAC, à partir de l’année de son ouverture, en 2011. Elle a pu mesurer ensuite l'aubaine qu'avait pu représenter, pour la chercheuse en herbe qu'elle était, la consultation régulière des manuscrits dongba, conservés à la BULAC, après avoir assisté in vivo à leur utilisation dans le contexte des cérémonies rituelles naxi sur son terrain. Emmanuelle Laurent illustre, en dépliant ici le cheminement intellectuel qui a été le sien, à partir de son initiation à la recherche en première année de master, la manière dont le chercheur peut être façonné par son propre objet d’étude, en se confrontant au réel sur son terrain. Ce retour opéré par Emmanuelle Laurent, sur ses années d’études et de recherches et leur aboutissement, est également une plongée captivante dans le monde des Naxi, au cœur de Wumu, ce village ancestral du Yunnan, accroché aux montagnes surplombant le fleuve Jinsha, un affluent du Yangzi Jiang. Mais, commençons par le commencement...
Bien avant la thèse...
« Et pourquoi pas le chinois ? C’est une langue d’avenir ». Cette question, en apparence badine, posée par son professeur principal en classe de troisième, va rencontrer un écho chez Emmanuelle Laurent qui n’en finira pas de ricocher. Après avoir étudié l’anglais, l’espagnol, et un peu de latin au collège, elle, qui aspire à la découverte d’une langue plus lointaine, se laisse tenter par le mandarin et sa graphie mystérieuse qu’elle a envie d’apprendre à décoder. « Pour faire du chinois », Emmanuelle Laurent n’hésite pas à quitter le cocon familial et son Vercors natal pour intégrer la classe de seconde d’un lycée grenoblois, « un peu sur un coup de tête », se remémore-t-elle. « J’ai adoré. Et puis le chinois a pris toute la place ! Et c’est pour ça que je l’ai poursuivi à la fac », conclut-elle, comme une évidence. Inscrite, à partir de 2009, à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), elle commencera par fréquenter ses locaux temporaires, abrités par l’université Paris-Dauphine, en attendant le rassemblement de tous les enseignements de l’Inalco rue des Grands-Moulins, dans le cadre du projet BULAC.
Entretien
CM
Clotilde Monteiro
responsable de la
communication institutionnelle
EL
Emmanuelle Laurent
docteur en anthropologie de la Chine, études, études naxi (Inalco, LACITO / IFRAE)
Mon histoire avec la BULAC
CMVous avez pu profiter de l’ouverture de la BULAC alors que vous entamiez votre deuxième année de licence, qu'a apporté ce changement à l’étudiante que vous étiez ?
ELÀ mon arrivée à l’Inalco en 2009, les cours du département Asie étaient dispensés dans des locaux temporaires de l’université Paris-Dauphine. J'étais alors, en double cursus, à l'Inalco et l'UPMC. À partir de 2011, à son ouverture, que j’attendais avec impatience, la BULAC est devenue ma maison au fil du temps. Je peux dire que j’y ai passé ma vie à partir de ma première année de master ! Durant mes années de licence, j'ai travaillé au rez-de-chaussée de cette vaste bibliothèque, où les collections réparties sur les étagères et librement accessibles sont sur mesure pour les étudiants de licence. Par la suite, en première année de master, j’ai été très heureuse de pouvoir descendre au rez-de-jardin où j’avais désormais la possibilité de réserver des places de travail et des carrels individuels dans la journée. Puis, à partir de ma deuxième année de master, j’ai pu m’isoler dans les carrels de nuit pour y travailler non-stop sans tenir compte de l’horaire de fermeture de la BULAC, ou arriver le matin bien avant son ouverture. Durant cette période, j’ai pu consulter tout ce que la BULAC avait sur les Naxi et consulter certains des manuscrits naxi rédigés en écriture pictographique par les Dongba, en travaillant dans la salle de la Réserve. J’ai même eu la chance d’avoir en mains les manuscrits recopiés et signés par He Fengshu, un éminent Dongba, dont j’ai rencontré et interviewé le petit neveu par la suite sur mon terrain.
Ce job étudiant m'a été d’une aide précieuse, je pouvais passer directement de mon travail pour la BULAC à mes recherches de thèse, sans bouger de la bibliothèque
CMEnsuite, pendant vos années de thèse, vous avez également été contractuelle étudiante à la BULAC. Que vous a apporté cette expérience ?
ELJ’ai, en effet, eu la chance de travailler à temps partiel à la BULAC entre 2016 et 2017, entre mes deux terrains en Chine. Ce job étudiant m'a été d’une aide précieuse, car on nous donnait la possibilité d’adapter nos horaires de travail à nos impératifs universitaires et je pouvais passer directement de mon travail pour la BULAC à mes recherches de thèse, sans bouger de la bibliothèque, ce qui m’a fait gagner un temps fou. Je garde aussi en mémoire dans cette expérience de service public, ces moments où je devais renseigner les étudiants et les chercheurs qui fréquentaient la BULAC. J'aimais bien repérer les étiquettes de localisation collées sur le dos des livres et que nous devions mettre de côté sur des chariots quand elles se décollaient. Je continue de les remarquer quand je suis à la bibliothèque ! J’ai aimé découvrir tous ces aspects techniques et professionnels qu’on ne soupçonne pas du tout quand on fréquente une bibliothèque. Cette expérience m’a permis de comprendre le circuit du livre et de découvrir aussi toutes les petites réparations effectuées sur les livres dans l’atelier de conservation. En parallèle de mon contrat à la BULAC, je consacrais une partie de mon temps à monter des dossiers de demandes de bourses pour partir en Chine. C’était une période assez difficile, car je ne savais pas ce qui résulterait de toutes ces heures passées à constituer ces dossiers. Mais je dois dire que mon inscription aux ateliers d’écriture, proposés par la BULAC, a constitué pour moi une parenthèse dans mon travail doctoral qui était très solitaire. Cette expérience salutaire m’a permis de découvrir le plaisir de l’écriture et de raffermir mon lien un peu distendu avec la langue française.
CMQuel ouvrage de la BULAC gardez-vous tout particulièrement en mémoire, si vous deviez n'en retenir qu’un parmi tous ceux que vous avez lus, consultés et découverts ?
ELSi je devais n’en retenir qu’un seul, ce serait l’ouvrage, Naxi and Moso Ethnography, de Michael Oppitz et Elisabeth Hsu, qui a été publié à la fin des années 1990, et qui recense un ensemble d’articles sur des concepts très importants concernant l'approche anthropologique sur les Naxi. C’est un ouvrage magnifique, une mine d’or !
Mon premier voyage en Chine
CMÀ quel moment et dans quelles circonstances avez-vous effectué votre premier voyage en Chine ?
ELMon premier voyage a eu lieu en 2012. C'était un séjour linguistique à Chengdu dans le cadre d’un échange universitaire. Ça a été une expérience fantastique pour moi, comme peuvent l’être certains voyages où l’on découvre un mode de vie tout autre. La vie a une saveur si différente à l’autre bout du monde. Je débutais ma troisième année de licence de chinois et j’avais réussi à obtenir une bourse partielle de mobilité financée par l’Inalco ainsi qu'une aide financière du China Scholarship Council. J'ai été accueillie par l’Université du Sichuan de Chengdu où j’ai suivi pendant neuf mois des cours de chinois et de civilisation sur l’ancien campus de l’Université du Sichuan. Ce premier voyage a été assez énorme puisqu’il a duré presque un an et a été très transformateur pour moi. Il m'a également permis de faire de nombreuses rencontres. En octobre de cette année-là, j’ai commencé par explorer le Sichuan avec une amie. Nous avions atterri dans la région des montagnes de Muli qui se trouve dans le sud de la province, aux lisières du Tibet. À cette époque, les relations étaient particulièrement tendues entre la Chine et le Tibet, par conséquent, les déplacements à partir de la Chine étaient très strictement contrôlés. Nous avions décidé d’aller dans cette partie du Sichuan afin de suivre des carnets de voyageurs trouvés sur Internet.
CMCette partie de la Chine était-elle moins strictement contrôlée ?
ELEn fait, il s’est avéré que nous avions emprunté un itinéraire se trouvant hors des sentiers autorisés pour les touristes. Nous n’étions donc pas supposées nous y aventurer. À notre arrivée dans une bourgade perdue, nous avions jeté notre dévolu sur un hébergement, à mi-chemin entre la chambre d’hôtes et le petit hôtel, dont l’accès n’était normalement pas autorisé aux touristes étrangers. Nous avions alors découvert que nous étions suivies par la police, car nous étions descendues dans le mauvais hôtel. J’ai réalisé par la suite, en apprenant à mieux connaître ce pays, que nous étions totalement ignorantes des règles s'appliquant aux touristes ! Nous avions malgré tout pu visiter un peu les environs et repartir au bout de deux jours, comme prévu. Au cours de ce premier séjour en Chine, au moment de la fête du printemps, j’ai également pu me rendre à Lijiang, le berceau historique des Naxi, la minorité que je commencerais à étudier l’année suivante, à partir de mon master.
Le phénomène du suicide par amour chez les Naxi
CMPour quelle raison avez-vous choisi la communauté naxi comme objet d’étude ?
ELPendant ma licence de chinois à l’Inalco, un cours, dispensé par Catherine Capdeville-Zeng, sur les nationalités minoritaires en Chine, a contribué à éveiller mon intérêt pour ces minorités. Et puis il y a eu ce voyage à Lijiang, dont je viens de parler, qui a été déterminant. J’ai vraiment adoré cette ville et son atmosphère, le bien-être que j'ai ressenti durant mon séjour est presque inexplicable ! Puis, au début de mon cursus en master Langues, littératures et civilisations étrangères et régionales (LLCER) de chinois, j’avais envisagé de faire des recherches sur les Na de Chine, une société matrilinéaire qui se répartit sur la frontière entre le Sichuan et le Yunnan. Celle-ci avait été définie par l‘anthropologue Cai Hua comme une société « sans père, ni mari », ce qui avait piqué ma curiosité. Mais, comme il y avait déjà un certain nombre de recherches en cours sur les Na, Catherine Capdeville-Zeng, devenue ma directrice de mémoire, m’avait alors suggéré de m'intéresser aux Naxi. Et elle avait notamment attiré mon attention sur le phénomène singulier du suicide de masse par amour, survenu au sein de la société naxi, à partir du XVIIIe siècle et jusqu’à l’arrivée au pouvoir des communistes en 1949. J’avais donc consacré mon mémoire de master à ces jeunes femmes, qui, durant cette période, décidaient de se suicider seules, ou en couple, quand elles arrivaient à convaincre leur amoureux.
J’avais consacré mon mémoire de master à ces jeunes femmes, qui, durant cette période, décidaient de se suicider seules, ou en couple
CMLes causes de ces suicides par amour sont-elles connues ?
ELCe phénomène a été relativement bien documenté. Et en m'intéressant aux travaux de l’historien naxi, Yang Fuquan, qui a consacré un ouvrage au suicide par amour, j’ai pu comprendre quelles étaient les causes de ces suicides de masse. Plus tard, pendant mes terrains pour la thèse, j'ai pu recueillir des témoignages épars auprès des villageois de Wumu. Les Naxi, dans les récits, et dans de nombreuses sources et annales, sont présentés comme un peuple relativement libre, s'administrant lui-même pendant plusieurs siècles. Mais à la suite de la mise en place d’un système de tusi 土司, c'est l’empereur qui désignait les chefs naxi habilités à administrer la population locale. En contrepartie de tributs versés à l'empereur, ce dernier tolérait l’autogestion de la société naxi, ce mode d’administration à distance lui permettant d’étendre son influence de façon interne. Mais en 1723, les tusi naxi ont été remplacés par des fonctionnaires chinois et des règles plus strictes ont été mises en place, par l’administration impériale. Le système d’héritage qui régissait la société naxi a été rectifié de force par le pouvoir chinois, ce qui a eu pour conséquence de modifier la place de l’homme et celle de la femme naxi au sein de la famille et de leur société. D'autres règles ont également été imposées telles que la chasteté avant le mariage ou les mariages arrangés. Les Naxi ont dû se conformer à ce modèle de société confucéen, où l’homme tient une place prépondérante. De la même façon, les naissances n'étaient plus autorisées que dans le strict cadre du mariage, la femme étant au service de ce modèle familial, etc. Jusqu’ici les Naxi évoluant au sein d’une communauté plutôt libre et permissive, les jeunes avaient fréquemment des relations amoureuses avant le mariage. Mais une jeune fille célibataire qui se retrouvait enceinte frappait désormais de déshonneur sa famille. Et pour échapper à cette disgrâce, celle-ci partait s’isoler dans une grotte dans la montagne où elle restait jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de vivres, d'autres se suicidaient en se jetant d’un pont ou en s’empoisonnant.
CMAvez-vous pu accéder à une de ces grottes ?
ELSur mon terrain de thèse en 2016, j’avais pu participer à deux courtes expéditions dans la montagne au-dessus du village de Wumu, organisées à ma demande par les villageois, pour retrouver certaines de ces grottes ayant été le théâtre du suicide de ces jeunes filles. La première expédition n’ayant rien donné, nous en avions organisé une seconde qui nous avait permis de localiser une de ces grottes, uniquement accessible en grimpant le long d’une paroi un peu escarpée. À l’intérieur de celle-ci, le spectacle était saisissant, un crâne et des restes d’ossements, d’arbalète et de vaisselle jonchaient le sol. Apparemment, quelqu'un y avait vécu quelque temps, puis avait fini par y mourir. Ces ossements et objets ayant été noircis par le feu, mes guides m’avaient expliqué qu’un membre de la famille de la personne défunte avait probablement voulu faire disparaître les traces de son suicide en incendiant ses effets personnels. Il se dit à Wumu qu’aucune famille n’avait été épargnée par ce phénomène de suicides qui à une certaine époque touchait la communauté des Naxi en masse. D’après les témoignages que j’avais pu recueillir dans le village, grâce à la mémoire de ce passé collectif funeste transmise oralement d'une génération à l'autre, les causes de ces suicides étaient très diverses. Ils pouvaient également être la conséquence de l’enrôlement forcé des jeunes hommes. Ces derniers préféraient suivre leurs amoureuses dans la montagne plutôt que de partir à la guerre ou au service militaire. De même, de nombreuses jeunes femmes avaient préféré mettre fin à leurs jours, pour échapper à une vie de précarité et de dur labeur.
Les Naxi dans la Chine d’aujourd’hui
CMQue représente la communauté naxi aujourd’hui, combien sont-ils ?
ELSi l'on se réfère à la nationalité minoritaire naxi, c’est-à-dire la nationalité officielle, telle que classifiée dans les années 1950 par le gouvernement communiste, les Naxi sont aujourd’hui environ 325 000 personnes, réparties entre le Yunnan et le sud du Sichuan. De même que selon cette classification officielle, la nationalité minoritaire naxi est partagée entre quatre populations, une population majoritaire, les Naxi, qui se trouve essentiellement dans la région de Lijiang, et trois populations beaucoup moins nombreuses. Il y a parmi elles la société matrilinéaire des Na, présente dans le sud du Sichuan, et le nord-ouest du Yunnan ; et deux autres populations, encore moins nombreuses, dénommées en chinois, les Naheng et les Nari, présentes dans ces mêmes régions.
CMComment la minorité naxi est-elle traitée par le pouvoir chinois ?
ELLes Naxi ne sont pas déconsidérés, comme peuvent l'être par exemple les Ouïghours, par le gouvernement chinois. Ils ne sont ni ostracisés ni maltraités, car ils font partie de ces populations minoritaires de Chine que l’on surnomme « les barbares cuits ». Bien que provenant de la périphérie, ces populations sont considérées comme « civilisées » par le pouvoir. Pour la communauté naxi, c'est notamment parce qu’elle est dotée d’une écriture propre ou parce qu'elle a su faire face, au fil des siècles, aux forces d’invasion descendues du Nord, ou aux armées venues de l’Est, etc. Par ailleurs, Lijiang, le berceau des populations naxi, est un carrefour économique historique. Toutes les caravanes qui circulaient entre la Chine, le Tibet et l’Asie du Sud-Est passaient par cette ville. Aujourd’hui, dans le cadre des politiques culturelles de la Chine, les Naxi font partie des minorités mises en lumière, notamment parce qu’ils sont dotés de cette singulière écriture pictographique, l'écriture dongba, destinée, surtout à l'origine, à la transcription des textes religieux. L’État chinois, qui a souhaité mettre en valeur leurs pratiques culturelles, la présente comme la dernière écriture hiéroglyphique vivante dans le monde. En réalité, c’est une écriture pictographique, et non hiéroglyphique, dont l'usage est exclusivement rituel, celle-ci servant de moyen mnémotechnique pour réciter les textes rituels lors des cérémonies religieuses. Aujourd’hui, l’écriture et les pratiques rituelles dongba sont désignées de manière officielle, en tant que « culture dongba », un concept non religieux, la religion dongba ayant été reléguée au rang de superstition, depuis la Révolution culturelle (1966-1976). Dans la Chine actuelle, la culture dongba, désignant aussi bien les pratiques rituelles que le patrimoine culturel, est mise en valeur dans le cadre du développement touristique et économique de la région, à travers le tourisme local qui s'appuie sur ces pratiques culturelles.
Il y a une forme d’exploitation à des fins touristiques et économiques de ce patrimoine culturel
CMY a-t-il une forme de mainmise du gouvernement chinois sur le patrimoine culturel naxi ?
ELJe dirais plutôt qu’il y a une forme d’exploitation à des fins touristiques et économiques de ce patrimoine. Mais tout est fait pour permettre la préservation de leurs pratiques ancestrales. À travers les autorités locales, les pouvoirs publics chinois organisent la préservation de l'ensemble du patrimoine culturel naxi, en finançant notamment l’archivage des manuscrits, la collecte d'enregistrements d’entretiens avec les Dongba, de pratiques et de cérémonies rituelles, etc. Le savoir des Dongba les plus âgés, qui sont de moins en moins nombreux et les porteurs de la mémoire de pratiques ancestrales, devient très précieux. Ils sont les seuls à pouvoir continuer à transmettre aujourd'hui des modes de vie qui avaient encore cours dans leur jeunesse, et qui ont disparu à partir de la Révolution culturelle. Mais malgré tout, la façon dont ces pratiques rituelles naxi sont mises en lumière à des fins touristiques reste discutable, car celle-ci ne se traduit souvent que par une mise en scène folklorisée, pour correspondre aux codes de la doctrine chinoise de mise en valeur des minorités.
L’apprentissage de la recherche sur mon terrain
CMComment avez-vous glissé de votre sujet de mémoire de master, sur le suicide par amour chez les Naxi, à celui de votre thèse de doctorat sur la parenté, les rites et le territoire dans le village de Wumu ?
ELJ’avais commencé mes travaux de recherche sur la thèse en 2015, dans la continuité de ce travail mené pour mon mémoire de master en faisant des recherches sur le patrimoine culturel des Naxi à Lijiang. Mais sur place, ma rencontre avec l’anthropologue américaine Heather Peters, malheureusement décédée aujourd’hui, m'a ouvert de nouveaux horizons. Chargée en 1997 par l’Unesco de rédiger un rapport sur la situation de Lijiang, dans la perspective de l’inscription de la vieille ville au patrimoine culturel de l’Unesco, Heather Peters avait assisté à la grande cérémonie annuelle naxi, appelée le Sacrifice au Ciel. Elle avait pu observer que les femmes de la communauté naxi ne participaient pas à cette cérémonie, apparemment la plus importante de l’année, organisée quelques jours après le Nouvel An, pour honorer les ancêtres mythiques naxi. Mais elle avait alors été témoin de discussions entre certains hommes de ce village évoquant entre eux l’idée de permettre aux femmes à l'avenir d’assister à ce rituel, afin d'intégrer les changements de société. De mon côté, j’avais pu participer à mon tour à cette même cérémonie en arrivant sur mon terrain, dans le village naxi de Wumu en 2016. Et j’avais pu constater, une vingtaine d’années après l’observation de Heather Peters, que quasiment tout le village participait à la cérémonie, et que les femmes y prenaient même une part active. J’ai alors choisi d'orienter mes travaux de recherche vers la transformation des modes de transmission des pratiques rituelles et des pratiques sociales des Naxi dans la société contemporaine. J’avais envisagé de partir de ce village puis d’élargir le cercle de mes recherches à la ville de Lijiang, considérée comme le berceau historique des Naxi, puis à d’autres grandes villes chinoises où la population naxi est relativement importante, comme Kunming, la capitale du Yunnan, ou Chengdu, la capitale du Sichuan, ou même Pékin.
CMPour quelle raison avez-vous abandonné cette piste ?
ELMes deux premiers mois passés à vivre chez l’habitant dans ce village, accessible en voiture par des chemins de terre, mais où l'on se déplace principalement à pied, m'ont permis de réfléchir. J'ai réalisé que ma collecte d’informations et la compréhension fine des interrelations au sein de cette micro société naxi allait nécessiter d’y consacrer du temps. Je devais par conséquent réduire le cadre de mes recherches et me cantonner à cet endroit. Par ailleurs, j’ai aussi découvert sur place que la population se rassemblait par groupes distincts qui ne se mélangeaient jamais entre eux lors des grandes cérémonies. Ces groupes m’ont été désignés comme des lignages qui avaient leur histoire propre. Les ancêtres de chacun de ces groupes étaient arrivés à Wumu à des moments historiquement différents. Mais ils avaient tous contribué progressivement à fonder ce village tel qu’il est aujourd’hui. Cet aspect structurel qui constitue un héritage du passé toujours vivace m’a semblé intéressant à documenter. Et c’est ce qui m’a décidée à me plonger dans l’étude de la parenté. Pour ce faire, j'ai notamment entrepris de vérifier si l’organisation sociale que j’avais pu observer lors de cette cérémonie était calquée sur celle de l’organisation spatiale du village. J’ai ainsi passé un peu plus d’une année sur ce terrain à reconstituer les généalogies de ces familles naxi. Pour ces différentes raisons, mon sujet de thèse a évolué et porte in fine sur la question des territoires, des parentés et des rites dans un village naxi. Et le fait d'avoir été présente sur le temps long dans le village, deux mois pour commencer, puis douze mois consécutifs, m'a permis de construire mes recherches sur la base de plusieurs ethnographies.
Ce n’est qu'à partir du moment où des liens d’amitié se sont noués entre eux et moi qu’au détour de nos conversations leur parole a pu se libérer
CMAvez-vous fait d’autres découvertes au cours de cette année entière passée à vivre avec les habitants de ce village ?
ELQuand je suis arrivée, on m’a présenté le lieu et sa population comme un village entièrement naxi. En effet, les habitants parlent tous naxi et participent tous aux cérémonies naxi. Mais à la faveur des mois passés sur place et aujourd’hui avec le recul de ces quelques années de travail rédactionnel, je me rends à l’évidence que le fait d’être Naxi recouvre une réalité plus subtile et plus complexe qu’elle n’y paraît. Cette communauté naxi est issue d’un groupe constitué d’une dizaine de familles arrivées au village entre le Xe siècle et le début du XXe siècle. Mais, contre toute attente, certains de ces groupes sont d’origine Han, le groupe ethnique majoritaire en Chine. Et aujourd’hui le village est constitué de groupes issus de l’ethnie Han, les autres appartiennent aux ethnies Bai ou Pumi, deux minorités qui se répartissent notamment dans la province du Yunnan.
CMPendant votre séjour à Wumu, avez-vous côtoyé par intermittence d’autres doctorants ou chercheurs travaillant comme vous sur les Naxi ?
ELPas du tout, en tant que chercheuse, j’ai toujours évolué seule sur mon terrain, à vivre avec eux, à manger avec eux, à observer, mais aussi à aider, à participer. Je me revois au début de ma thèse, j’avais préparé de nombreux questionnaires avec des questions très précises. Je voulais d’emblée entrer dans les détails. Je prenais des rendez-vous avec les uns et les autres. Je croyais naïvement qu’on allait répondre à toutes mes questions même si elles appartenaient à la sphère privée ou intime. Et j’ai dû me rendre à l’évidence qu’ils ne me disaient que ce qu’ils acceptaient de me dévoiler, c’est-à-dire vraiment peu de chose au début. Ce n’est que deux mois après mon arrivée, à partir du moment où des liens d’amitié se sont noués entre eux et moi qu’au détour de nos conversations leur parole a pu se libérer. En procédant autrement et en laissant les informations émerger et venir à moi, à la faveur de l’organisation des rituels, des activités agricoles ou de veillées autour du feu, j'ai pu commencer à collecter, ou vérifier, des éléments que j'attendais depuis mon arrivée au village.
CMEn tant que chercheuse sur votre terrain, la vie chez l’habitant représente-elle désormais un des invariants de votre méthodologie ?
ELEn effet, et je ne regrette vraiment pas d’avoir décidé de vivre chez l'habitant, quand on m’encourageait au début de mon premier séjour à loger à l’hôtel pour être plus confortable. Ce mode de vie a été pour moi la condition sine qua non qui m'a permis d'aboutir à ce travail de thèse. Et je peux même dire que c’est ce qui a forgé la façon dont je conçois l’ethnographie aujourd’hui. La vie parmi les habitants de Wumu m’a réservé de très belles surprises, en me permettant de tisser des liens insoupçonnables. Je pense à certains des anciennes et des anciens du village pour lesquels j’ai autant d’affection que pour mes grands-parents. Ils m’ont accueillie à bras ouverts et, contre toute attente, grâce à leur affection, j’ai pu énormément avancer dans mes recherches et dans des directions que je n’aurais pas pu anticiper. Cette vie parmi eux m’a ouvert à leurs pensées, et m'a donné à comprendre la façon dont ils voyaient le monde ou appréhendaient certaines situations. J’étais à leur écoute, je les laissais se raconter, m’expliquer... J'ai énormément appris et beaucoup grandi, ainsi.
CMDans de telles circonstances, comment fait-on pour préserver son objectivité de chercheuse vis-à-vis de son objet d’étude ?
ELC’est bien sûr une question qui m’a souvent taraudée car en tant que chercheuse, je me devais de mettre de la distance entre moi et ces villageois qui étaient à la fois mon objet de recherche et mes compagnons de vie quotidienne sur une durée assez longue. C’est en effet compliqué. Mais, en théorie, tant que l’anthropologue est conscient de cette distance qu’il doit maintenir et qu’il sait l’identifier et l’analyser, tout va bien !
Postambule
Après son arrivée dans ce village perdu à flanc de montagne, il n'a pas été très compliqué pour Emmanuelle Laurent, bien que citadine occidentale, de s'adapter à la vie rurale. Mais elle avoue avoir vécu son retour en France de manière très brutale, devant se réadapter à sa « vie d’avant » qu'elle trouve depuis son retour très individualiste. Elle confie avoir hâte de retourner sur son terrain à Wumu « car ils me manquent tous ! ». En attendant, Emmanuelle Laurent reste en contact avec eux : « Je prends des nouvelles des familles, je me tiens au courant des mariages et des décès. Et malgré la distance, je continue à apprendre des choses sur les pratiques du village, notamment autour du Covid, pendant ces deux années de crise sanitaire durant lesquelles ils ont été quasiment coupés du monde... »
Entretien réalisé, dans les locaux de la BULAC, en juillet 2022
Pour aller plus loin...
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À la recherche des manuscrits naxi - Exposition BULAC. Commissariat : Soline Lau-Suchet (BULAC), galerie du Pôle des langues et civilisations et salle de lecture du rez-de-jardin, 2015.
Dans cette page de présentation de l'exposition organisée par la BULAC sont également accessibles plusieurs sélections bibliographiques autour des collections naxi, conservées à la BULAC. -
Sur la Bibliothèque numérique aréale (BiNA) de la BULAC : vues numérisées de l'exposition & des collections de manuscrits naxi conservés par la BULAC.
- Deux documentaires à retrouver sur le site web de la bibliothèque universitaire de Leiden (ADCA’s series of anthropological documentaries) :
->The Return of Dongba Manuscripts, tourné lors de la soirée d'inauguration de l'exposition, À la recherche des manuscrits naxi, organisée par la BULAC, en coopération avec l'ADCA, en 2015. Directrice et Productrice : Zhang Xu Tayoulamu, lauréate pour ce documentaire du « Best Humanities Documentary Award » (meilleur documentaire en Sciences humaines), remis lors de la 10e édition du Festival du Cinéma chinois de Paris.
-> Traditional Naxi Papermaking and the Culture it Transmits
Ces documentaires correspondent également l'aboutissement des importantes recherches menées par la Beijing Association of Dongba Culture and Arts (ADCA), financées par le China National Social Science Foundation, Key Project (N°. 12&ZD234).
Leyden’s Digital Exhibitions, Naxi Manuscripts, en collaboration avec la Beijing Association Dongba Culture and Arts (ADCA). Digital Exhibitions – Naxi Manuscripts’ The world’s last picture writing : Ancient Dongba manuscripts reborn. 2023. Curated by Zhang Xu Tayoulamu, Duncan Poupard, Jointly organized by Beijing Association of Dongba Culture and Arts(ADCA)& Leiden University Libraries(UBL).
- MOOC d'initiation à l'écriture dongba.