Publié : 28/02/2023, mis à jour: 31/05/2024 à 17:58
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La BULAC vue par Francis Richard

Francis Richard a été le directeur scientifique de la BULAC de 2006 à 2014, un intervalle s’échelonnant de la période de préfiguation de la BULAC aux premières années de son activité, à partir de son ouverture au public, en 2011. Cet abécédaire est le fruit de plusieurs entretiens réalisés avec Francis Richard, en 2018 puis en 2022, après son départ de la BULAC. Deux temporalités au cours desquelles ce spécialiste des manuscrits arabes et persans a pu revenir sur les étapes structurantes d’une aventure collective à laquelle il a pleinement participé. Au gré des lettres de l’alphabet, se dévoile également le regard extérieur mais avisé d’un observateur attentif et bienveillant sur une bibliothèque dont le nom, selon ses propres mots, « est maintenant largement connu dans les milieux académiques en Iran, en Inde, en Afrique du Nord, etc.  ». La BULAC a ainsi pu recueillir une modeste part de la mémoire de celui qui, après avoir fait carrière à la BnF et au Louvre, a acquis une connaissance intime des fonds les plus anciens de la BIULO, hérités de la longue histoire de l’enseignement des langues dites « orientales » en France à partir du XVIIe siècle.

Francis Richard par Grégoire Maisonneuve / BULAC.

Francis Richard, par Grégoire Maisonneuve.

ABÉCÉDAIRE

Par Clotilde Monteiro
responsable de la
Communication institutionnelle

A

comme ASIE CENTRALE

Texte persan encadré d'un liseré d'or ; dans le registre inférieur de la page une miniature persan à peinture représentant un chamelier qui précède Nādir

Miniature persane. میرزا مهدی خان استرآبادی, تاریخ جهانگشای نادری. | Moḥammad Mahdi H̱ān Astarābādi, Tārīḫ-i Ğahān-gušāy-i Nādirī. [1820]. Collections de la BULAC, MS.PERS.157. Document numérisé disponible sur bina.bulac.fr

 

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Après la disparition de l’Union soviétique, l’Asie centrale a acquis une importance culturelle avec ces nouveaux pays émergents qui ont un grand intérêt sur le plan linguistique. Le projet BULAC se mettait en route et le fonds Asie Centrale n'existait pas en tant que tel. Le résultat, qui devait respecter la classification des familles de langues, correspond assez bien à l’organisation des enseignements dispensés à l’Institut national des langues orientales (Inalco) sur laquelle il fallait également parvenir à s’aligner. Le nouveau domaine Asie centrale, composé pour les rayonnages futurs de la BULAC, pendant la période projet, entre 2008 et 2010, devait refléter cette « nouvelle » région à la fois pluri-ethnique et plurilinguistique. Cela faisait sens de rendre visible dans les collections de la BULAC l’émergence de ces républiques indépendantes du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, du Kazakhstan, du Kirghizistan et du Tadjikistan. Les langues de ces pays appartenant aux familles des langues turques ou iraniennes, nous avons également décidé d’inclure dans ce domaine les ouvrages concernant la culture et la langue ouïghour qui appartient à la famille des langues turques, alors que le territoire ouïghour est une région autonome à l'intérieur du territoire chinois. Mais bien que les frontières entre les domaines géographiques et les domaines linguistiques ne se recoupent pas toujours, l'idée était de regrouper ces collections afin d’aboutir à un ensemble cohérent, malgré la pluralité des langues, des écritures et des territoires. Il a donc fallu prendre une partie de la documentation dans les fonds russe, turc et iranien pour tâcher de constituer un ensemble de collections dans un domaine où il n’y avait presque rien. Pour ce faire, la BULAC a puisé dans les collections de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO), dont elle a hérité. Celles-ci provenaient pour la plupart d’Union soviétique, ou de Russie pour les publications les plus récentes, et concernaient tous les territoires devenus russes au XIXe et ayant appartenu ensuite à l'Union soviétique. Par ailleurs, un ensemble de collections très intéressant sur le plan linguistique, littéraire et même historique avait été identifié, dans certaines des collections qui rejoignaient le projet BULAC, tels que le fonds de la bibliothèque d'études turques, conservé à Paris III, dont une partie de la documentation (du tournant du XXe siècle et des années révolutionnaires) concernait le turc d'Asie centrale, qu'on appelle le tarki, le turc oriental, l'ouzbek, le kazakh, le turkmène, le kirghize ou l'ouïgour. Pour le persan, des documents en langues dari et tadjik avaient été repérés dans les collections de l'Institut d'études iraniennes. D’autres collections, rassemblées dans le cadre du projet BULAC, comme celles du Centre d’études slaves, ont également permis d’alimenter ce nouveau domaine Asie centrale. In fine, bien que constitué de collections de provenances diverses, cet ensemble possède une unité géographique et une réelle pertinence sur le plan des civilisations. 

B

comme BIULO

Salle de lecture de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO) en 2008, la bibliothèque historique des Langues O'

Salle de lecture de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO) en 2008, la bibliothèque historique des Langues O'. Sladjana Stankovic / BULAC.

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En 1966, lorsque j’étudiais l’arabe et le persan à l’École des langues orientales, qu’on appelait les Langues O’, les enseignements étaient encore dispensés rue de Lille, et je me souviens que par la fenêtre de la salle de cours, je pouvais apercevoir la statue de Silvestre de Sacy, et cette bibliothèque assez fascinante où les livres étaient rangés dans des armoires fermées et où on distribuait encore les manuels comme autrefois. La Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales, appelée couramment la BIULO, était une bibliothèque « à l’ancienne » mais extrêmement riche. J’y avais fait un stage assez bref au début des années 1970, je la connaissais donc un peu de l’intérieur. Mais je n’aurais jamais imaginé alors qu’une trentaine d’années plus tard je m’en occuperai de beaucoup plus près dans le cadre du projet BULAC ! Les fonds de cette bibliothèque, qui sont intrinsèquement liés aux enseignements de l'École des langues orientales et qui constituent maintenant le cœur des collections de la BULAC, sont le témoin absolument exceptionnel de la manière dont on a appris à connaître les langues étrangères que l’on appelait « orientales » en France, à partir du XVIIe siècle. La partie ancienne de ce fonds constitue un matériau de première main pour l'ensemble des travaux de recherche sur la découverte et l’élaboration de la connaissance de ces langues. Les premiers vocabulaires et les nombreux manuels d’étude de la grammaire présents dans les collections en attestent. Ils montrent que la découverte et l’apprentissage d’une nouvelle langue comprenaient l’étude de l’histoire et de la géographie de la région, la connaissance de la population et de ses manières de vivre, sa cuisine, ses mœurs, etc. Cet ensemble de connaissances donnait lieu à la rédaction de manuels et de textes pour les étudiants qui se destinaient à une fonction diplomatique dans ces pays. Dans la partie la plus ancienne des fonds conservés par la BIULO datant du XVIIIe siècle, certains des ouvrages proviennent par exemple de la documentation constituée à Istanbul pour les classes d'application qui étaient tenues à l'ambassade de France par les capucins. Ce fonds des origines s’est progressivement enrichi en arabe, en persan, en turc, en grec, en arménien, puis en de nombreuses autres langues. Malgré la diversité des langues et des cultures, ces ouvrages constituent une documentation cohérente dont l'essentiel concerne la langue et la civilisation. Puis à la faveur des travaux scientifiques menés par les différents professeurs et leurs équipes qui se sont succédé dans l’École, des domaines d’excellence tels que ceux de l'ethnographie ou de la linguistique se sont imposés au fil du temps au sein de ces collections.

Francis Richard est historien d’art, spécialiste des manuscrits persans. Titulaire d’un diplôme supérieur de bibliothécaire en 1974, il a été conservateur, de 1974 à 2003, au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BnF), puis il a dirigé pendant trois ans le nouveau département des Arts de l’Islam du Louvre. Il a ensuite été le premier directeur scientifique de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC), où il a travaillé de 2006 à 2014. Ses recherches portent sur l’art du monde musulman, la littérature persane classique, l’histoire des relations du monde iranien avec l’Europe, la Turquie, l’Asie centrale et l’Inde jusqu’au XIXe siècle.

Il a publié plusieurs livres sur les manuscrits persans, dont Le siècle d’Ispahan (Gallimard, 2007). Il est également l’auteur de nombreux articles sur ce thème.

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comme CATALOGUE DE LA BULAC

Salle de lecture du rez-de-jardin de la BULAC

Salle de lecture du rez-de-jardin. Grégoire Maisonneuve / BULAC

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Le catalogue a été le nerf de la guerre, l'arme essentielle de la création de la BULAC. La grande urgence, c'était de rendre accessible en ligne les fonds existants, nous avons donc mis l’accent sur le catalogage, le repérage et l’accessibilité des collections. L'idée forte du projet BULAC a été de rassembler, par le biais d’un catalogue informatisé multi-écriture, autour du fonds exceptionnel de la BIULO, un grand ensemble de collections en sciences humaines et sociales sur les langues et les civilisations extra-occidentales. Ces fonds étaient conservés et se répartissaient dans les bibliothèques d'établissements universitaires et de différents laboratoires ou instituts de recherche parisiens et de la petite couronne. Pour les plus modestes de ces structures, pas toujours pérennes, les fonds qui n’étaient pour la plupart pas informatisés, faute de moyens financiers, pouvaient risquer de disparaître.

C’est ainsi que la BULAC a pu rassembler dans de bonnes conditions, un certain nombre de fonds de tailles modestes, mais souvent riches par la rareté ou la singularité de leur contenu, comme ceux par exemple du Centre d'Études africaines, et des fonds importants et remarquables comme la très belle collection Jean-Deny qui est venue enrichir le domaine turc. On peut citer également la bibliothèque James-Darmesteter, qui appartient au CeRMI, l'ex-Institut des études iraniennes. C'est une des bibliothèques les plus riches d'Europe dans le domaine des études iraniennes et l'ensemble des catalogues de ces fonds a pu être informatisé dans le cadre du projet BULAC.

En parallèle de ce rassemblement, in situ rue des Grands-Moulins, a été mis en place un réseau de catalogage des bibliothèques associées du GIP BULAC auquel participent les établissements s’inscrivant dans le projet BULAC. Certains ont fait le choix de conserver une partie de leurs fonds dans leurs locaux mais l’intégralité de leurs collections, ainsi que leurs nouvelles acquisitions, figurent au catalogue. C’est notamment le cas de l’École française d'Extrême-Orient, qui a déposé plus d'un millier d'ouvrages dans le fonds japonais de la BULAC. Je pourrais citer d'autres exemples équivalents comme le Centre de recherches sur le Japon, le Centre de recherches sur la Corée de l'EHESS, ou l'UFR des langues et civilisations de l'Asie orientale de l'université Paris-Diderot.

comme CONVERSION RÉTROSPECTIVE

Éventail de fiches du catalogue papier de la BULAC

Éventail de fiches du catalogue papier de la BULAC.

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L'ambitieux projet de catalogue informatisé multi-écriture de la BULAC exigeait de lancer un vaste chantier de conversion rétrospective, ou de « rétroconversion » en jargon des bibliothèques, afin de transformer en notices informatiques les anciennes fiches cartonnées, manuscrites, tapées à la machine ou imprimées dans une diversité de langues et d’écritures, de milliers d’ouvrages, dont certains devaient parfois de surcroît être catalogués de A à Z. Cette entreprise a représenté une aventure assez extraordinaire dont on peut prendre vraiment la mesure maintenant. L’autre défi a été de trouver des spécialistes de langues et de les former à cet exercice hautement technique et rigoureux. Et là, je dois saluer les équipes qui se sont succédé au cours de la période projet et l'ensemble des collègues qui se sont investis avec beaucoup de courage dans ce chantier colossal.

 

 

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comme COLLECTIONS

Οκτώηχος νεωστι

Οκτώηχος νεωστι. Fonds Brunet de Presles. Collections de la BULAC, BULAC RES MON 8 2619.

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Aux origines de la constitution de la collection, il y avait très peu de livres imprimés. Les premiers documents étaient surtout des copies de manuscrits, de nombreux fragments de textes manuscrits et des grimoires de toutes sortes. Les travaux des missionnaires et des explorateurs qui ont également alimenté la collection à partir du XVIIIe siècle sont pour la plupart d'une richesse exceptionnelle. J’ai pu observer qu’il y avait souvent un lien entre le début de l'imprimerie dans les différentes régions des langues concernées et l'apprentissage de ces langues à l'École des langues orientales. Et il y a eu des donations et des acquisitions très importantes dès le début, avec la collection Brunet de Presle qui est unique car elle comprend les premières impressions en grec moderne. Et en cherchant dans la partie la plus ancienne des différents fonds l'on retrouve peu ou prou le même phénomène avec les premiers textes disponibles, les premiers textes imprimés et les premières méthodes d’apprentissage.

En 2010, en préparant le transfert du fonds ancien de la BIULO, j’ai eu l’occasion de faire de belles découvertes, car il s’agissait d’isoler le fonds des manuscrits, ce qui a permis ensuite de mettre certains corpus en valeur, comme le berbère, l'arabe maghrébin, l'indochinois, le tamoul, etc. De même que l'on a découvert grâce au catalogage un certain nombre de documents d'importance historique, car ils apportent un nouvel éclairage sur les relations internationales ou sur les créations littéraires. Je pense à une pièce de théâtre en grec moderne composée à Odessa, des autographes d'écrivains, des documents diplomatiques ottomans, etc. Ce fonds patrimonial est d’une richesse qui ne cesse de surprendre la communauté des chercheurs.

Pour les spécialistes du domaine chinois, le fonds naxi représente un ensemble de collections très important par sa rareté. Ce sont des manuscrits très anciens, destinés à être lus lors des rites de cérémonies religieuses, rédigés en écriture pictographique, la toute dernière encore utilisée dans le monde. L’accès en ligne au catalogue de la BULAC, ainsi que les expositions et les événements organisés dans l'auditorium, ont notamment permis à la communauté naxi de découvrir l’existence de ces manuscrits, de venir les photographier et de les répertorier. Je pourrais également citer les premiers documents vernaculaires chinois ou japonais, qui constituent un ensemble de textes liés à l'apprentissage de ces langues à la fin du XIXe siècle et qui appartiennent aux richesses de cette partie ancienne du fonds de la BIULO.

Et pour ma part, j’ai pu travailler dans les domaines arabe, persan et turc sur une série de documents liés à l'activité des interprètes, qu’on appelait autrefois les drogmans. Ces documents apportent un éclairage précieux sur l'enseignement qui leur était prodigué, et sur les grands textes qu’ils utilisaient, deux ou trois siècles auparavant. C'est un fonds de manuscrits qui s’avère être très complémentaire de celui de la BnF, en ce qu’il est étroitement lié à la découverte des langues et à leur enseignement. Ces collections font l’objet d’un chantier de catalogage au long cours, qui permet de publier une description détaillée de chaque manuscrit, sur Calames, le catalogue en ligne répertoriant l’ensemble des manuscrits des bibliothèques de France. Celui-ci s’accompagne de la réalisation progressive d’un programme ambitieux de numérisations consultables en ligne.

Nous avons eu l’occasion d’ouvrir de vieux cartons dans lesquels dormaient certainement depuis des décennies des ensembles de collections fascinants !

Francis Richard

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comme CRÉATION DE LA RÉSERVE DE LA BULAC

Salle de lecture - Réserve de la BULAC

Salle de lecture - Réserve de la BULAC (Grégoire Maisonneuve / Maxime Ruscio)

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Il n’y avait pas de Réserve à la BIULO, malgré la richesse du fonds ancien dans une diversité de langues et d’écritures. Ces documents étaient conservés rue de Lille, dans les greniers de la bibliothèque ou éparpillés dans les rayonnages des magasins parmi le reste des collections. Il était donc indispensable et très important de travailler sur ce projet de Réserve de la future BULAC, car celle-ci devrait matérialiser le cœur patrimonial de ses collections. Pendant que le chantier du catalogue battait son plein, le rassemblement physique des collections représentait d’autres défis. Il a notamment fallu pour une part des documents anciens, rares, ou pour des documents en péril, qui représentaient un volume relativement important, trouver des modes de conditionnement adaptés. Ce chantier nous a réservé certaines surprises et permis de découvrir dans les magasins de la rue de Lille des raretés absolues. Nous avons eu l’occasion d’ouvrir de vieux cartons dans lesquels dormaient certainement depuis des décennies des ensembles de collections fascinants ! J’ai été pour ma part absolument frappé par la découverte inopinée d’un stock exceptionnel constitué de manuscrits arabes provenant du Maghreb, et dont une partie était en berbère. Celui-ci s’est avéré être la collection française la plus importante et la plus riche dans ce domaine. Le plus incroyable était que celle-ci était composée de feuillets séparés, les ouvrages n’avaient apparemment jamais été reliés, ou alors avaient été déreliés. Cet ensemble représentait des milliers de cahiers et de feuillets dont il fallait essayer de reconstituer les volumes. Depuis l’ouverture de la BULAC, cet ensemble de manuscrits est  en cours de catalogage, en collaboration avec l'IRHT. Ils seront accessibles en ligne à mesure qu’ils seront numérisés.

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comme DONS

瞿夫人 (Qu Furen – Dame Qu), l'immortelle chinoise qui vécut sous la dynastie des Tang.

瞿夫人 (Qu Furen – Dame Qu), l'immortelle chinoise qui vécut sous la dynastie des Tang. Collections de la BULAC, don Robert Bergère.

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Dès les origines, les dons ont permis d’enrichir de façon continue les collections dont la BULAC est l’héritière. Pendant la période projet, puis à l'ouverture de la bibliothèque, les propositions de dons ont continué à affluer. Elles émanaient en majorité d'un public, concerné de près ou de loin par nos collections, constitué d'amateurs, de chercheurs, de professeurs ou d’ayant-droits d'anciens professeurs. C’était très touchant de constater que dans leur esprit, la BULAC était désormais l’établissement qui allait assurer la continuité et perpétuer l’enrichissement de ses fonds à travers ces dons. Je pense notamment au don Jean Triomphe, effectué en 2008 par les ayant-droits de ce professeur de russe, après sa disparition. Les collections russes s’étaient alors enrichies de plus d’un millier d’ouvrages de linguistique, issus de la bibliothèque personnelle de cet éminent linguiste, auteur de nombreux dictionnaires et ouvrages pédagogiques. La collection Marc Gaborieau a permis de compléter le fonds du monde indien et d'Inde du Nord de façon tout aussi remarquable. Elle provient de la bibliothèque personnelle de ce professeur de l'École pratique des hautes études en sciences sociales dont les ouvrages portent sur la sociologie de ces régions. Et dans les entrées plus récentes, je pense au don effectué en 2010 par l'éminent professeur Gilbert Lazard dont une partie est constituée de documents d'une valeur bibliophilique remarquable. De même que l'on peut citer le don effectué, en 2012, par les ayant-droits de Jacqueline Weller, une enseignante de quechua à l’Inalco des années 1970 au début des années 1990. Ce don représente plus de mille ouvrages issus de sa bibliothèque personnelle qui ont permis un accroissement significatif du domaine Amérique de la BULAC. Et l'on pourrait en citer des dizaines d'autres...

E

comme ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES

Cour de l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), rue de Lille. Statue Silvestre de Sacy. Crédits photographiques Sophie Lloyd

L'Inalco, 2 rue de Lille, Paris 7e. Au fond de la cour trône la statue de Silvestre de Sacy, linguiste, philologue et arabisant français ayant figuré au premier rang des orientalistes pour l’arabe et le persan, administrateur de l’École spéciale des langues orientales, de 1824 à 1838. Crédits photographiques Sophie Lloyd.

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C’est une histoire assez complexe, il y a eu à un moment deux écoles : l'École spéciale des langues orientales, créée en 1795, et l'École des Jeunes de langues, fondée à la fin du XVIIe siècle, qui enseignait aux jeunes diplomates les différentes langues du Levant. La bibliothèque de l'École des langues orientales a fini par récupérer les ouvrages de la bibliothèque de l'École des jeunes de langues. Cette école créée à Istanbul à l’initiative de Colbert en 1669 était la première du genre. Confiée aux pères capucins, elle était installée dans les locaux de l’ambassade de France. On y a enseigné d’abord le turc, l’arabe, le persan et, rapidement, le grec et l’arménien. Certains livres et manuscrits du fonds ancien présents dans les collections de la BIULO proviennent de la bibliothèque de cette école dans laquelle de nombreux diplomates et marchands étaient formés. Et puis, dans les années 1740-1750, au collège Louis le Grand, à côté de la Sorbonne, administrée à l'époque par les jésuites, il y avait la classe des orientaux qui préparaient des jeunes gens, destinés à devenir les futurs diplomates qui iraient faire carrière dans les Échelles du Levant. Cette classe avait une bibliothèque composée de manuscrits apportés du Levant et de manuels rédigés tout spécialement pour ces élèves. À partir de 1867, Charles Schefer, avec, entre autres, le soutien du président de la République Mac Mahon, qu'il avait rencontré au moment de la guerre de Crimée, a créé l’École spéciale des langues orientales, dont l’Inalco actuel est l’héritier direct. Charles Schefer a fait transférer l’École rue de Lille, les bâtiments qu’elle avait investis à la Bibliothèque nationale étant devenus trop exigus. Il a lui-même créé et occupé la chaire de persan pendant quarante ans et eu une influence déterminante. D’une bibliothèque de 700 volumes, au moment du transfert, il est dit « qu’il fit, sans crédits spéciaux, une des plus belles collections du monde ». En 1898, année de la mort de Charles Schefer, la bibliothèque comptait plus de 50 000 volumes acquis en Europe, mais aussi grâce à un réseau de correspondants présents à Istanbul, Calcutta, Tanger, Bombay, Tchong-k’ing, Pékin, etc. À mesure que de nouvelles langues étaient enseignées, de nouveaux fonds venaient enrichir la bibliothèque. Les premières chaires créées à l’École ont été celles de persan, de turc, d’arabe, de japonais, de tamoul, de grec et d'annamite puis de russe en 1874. Les expéditions, conduites jusqu’en Extrême-Orient, ont également permis à ces pionniers érudits de s'intéresser aux  langues de l'Asie orientale puis de l’Asie du Sud et du Sud-Est. Le chinois est ainsi enseigné à l’École dès 1840 par Antoine Bazin. Mais c’est le comte de Kleczkowski qui a fondé à partir de 1871 un véritable enseignement de chinois moderne, grâce à son expérience d’interprète. L’École est devenue un des premiers lieux où l’on étudiait le chinois parlé, en complément du chinois mandarin.

 

L’École est devenue un des premiers lieux où l’on étudiait le chinois parlé, en complément du chinois mandarin, à partir de 1871.

Francis Richard

Cours graduel et complet de chinois parlé et écrit

Michel Alexandre Kleczkowski, Cours graduel et complet de chinois parlé et écrit, Paris, Maisonneuve, 1876. Collections de la BULAC, BIULO DD.II.118.

Les enseignements du japonais et des langues indiennes ont suivi. Un peu plus tard, l’étude des langues africaines a permis d’ouvrir un champ de découvertes exceptionnel. Se sont par la suite ajoutés le groupe des langues slaves, le russe et bien d’autres. Et une des dernières langues, à être entrée dans le champ d'étude de l’École, a été le mongol dans les années 1950. À chaque fois, il y a eu une étape intéressante qui a été franchie par le biais des chaires qui ont été créées au sein de l’École. Celles-ci sont liées à l'étude systématique des langues et ont souvent été la conséquence de l’existence de relations diplomatiques avec les pays concernés. On peut notamment citer ici parmi la copieuse liste des grandes figures de pionniers qui ont marqué l’histoire de l’École par leur érudition, Silvestre de Sacy. Linguiste, philologue et arabisant français, il figurait à l'époque de la révolution française au premier rang des orientalistes pour l’arabe et le persan, et a été administrateur de l’École spéciale des langues orientales entre 1824 et 1838. Garcin de Tassy, qui avait appris l’arabe avec Silvestre de Sacy, a lui été titulaire de la chaire d'indologie à l'École spéciale des langues orientales à partir de 1828. Cet orientaliste et indianiste français a été le premier spécialiste en France de l'hindoustani. Il avait initié l'étude scientifique de cet ensemble linguistique, qui fut séparé en deux langues, le hindi et l'ourdou, après la partition des Indes en 1947.

P

comme PROJET BULAC ou PÉRIODE DE PRÉFIGURATION

Brique

Sladjana Stankovic / BULAC

« 

 

J’étais lié de longue date à Bernard Hourcade, qui avait été directeur de l’Institut français de Téhéran, à la fin des années 1970. Bernard, qui a toujours été un visionnaire, et qui était tout à fait partant pour ce projet BULAC, m’a convaincu. Il y avait trois aspects importants à mes yeux : d’abord le fait de réunir en un seul lieu tous les départements de langues de l’École des langues orientales, avec ses traditions et son charisme qu’il fallait entretenir, le fait que j’étais passionné par les problèmes de bibliothèque et le fait de travailler sur un projet innovant. Après avoir été recruté au Louvre pour la création d’un nouveau département, j’avais envie de poursuivre une nouvelle aventure passionnante.

Organiser, classer, ranger et mettre à disposition cette masse de collections a représenté un chantier énorme !

Francis Richard

Au sein des nombreux chantiers qui ont été ouverts à mesure que le projet BULAC avançait, nous avons dû surmonter quantité d'obstacles. Il y avait la complexité de la diversité de langues et d’écritures à traiter. Le catalogue informatisé multi-écriture était un des aspects les plus novateurs du projet BULAC, dans le contexte de l’informatisation des bibliothèques qui avait commencé au début des années 2000, mais représentait également un réel défi. Par ailleurs, il fallait veiller au sein de tous ces chantiers à ne pas privilégier une langue, une écriture ou un domaine plutôt qu’un autre, ce qui avait toujours constitué également un des objectifs des Langues O’. D’autre part, il fallait aussi mener une politique documentaire équilibrée qui devrait se refléter dans les collections du libre-accès qui prendraient place sur les rayonnages des trois  niveaux de la salle de lecture. Puisque le libre-accès de la BULAC a dû être créé ex-nihilo. Les collègues chargés de ce chantier ont fait un travail absolument extraordinaire en imaginant notamment une classification « maison », à travers un système de cotation qui combine à la fois un critère géographique et un critère linguistique avec la classification Dewey traditionnelle par matière. Ce n’était pas gagné car cette innovation aurait pu apparaître comme une hérésie dans le monde très normé des bibliothèques. Organiser, classer, ranger et mettre à disposition cette masse de collections a représenté un chantier énorme !

Vue d'ouvrages en persans proposés au libre accès recherche, avec gros plan sur la main d'un lecteur attrapant un ouvrage

Collections du domaine iranien proposées dans la salle de lecture au rez-de-jardin. Grégoire Maisonneuve / BULAC, 2021.

Pour ma part, j’ai mené en parallèle avec ma collègue Farzaneh Zareie, le chantier complexe de la constitution du libre-accès pour les collections persanes et iraniennes. La Bibliothèque James Darmesteter, de l’Institut d’études iraniennes, était une des rares bibliothèques qui rejoignait la BULAC, dont le fonds était majoritairement en accès libre à Paris 3. Nous devions donc sélectionner environ 3 000 volumes dans ces collections pour la BULAC. Il a fallu faire, ce que l’on appelle dans le jargon des bibliothèques, du picking, c’est-à-dire choisir un à un les livres qui pourraient convenir. Afin de respecter la liste des critères que nous avions établis, nous devions choisir des livres récents et des livres de référence, en bon état et bien reliés, pour qu’ils résistent aux manipulations des lecteurs. Après une première sélection, il a fallu réduire drastiquement notre choix. Nous avions tendance à vouloir mettre un maximum d’ouvrages en libre-accès ! Il a fallu également veiller à l’équilibrage en termes de volumétries entre les ouvrages des différentes disciplines, comme les arts, les langues anciennes, etc., afin d’arriver à des quotas équilibrés entre les différentes matières. Il fallait inventer mais pas trop !

Et last but not least, avant que la BULAC ne commence à se concrétiser rue des Grands-Moulins, il a aussi fallu lutter bien sûr, et c'est humain, contre le doute de certains collègues des différentes bibliothèques partenaires, de certains chercheurs ou universitaires, ou collègues de la BIULO qui craignaient de perdre plus qu’ils ne gagneraient dans ce projet. J’aimerais saluer le travail des équipes qui se sont succédé au cours de cette période. L'ensemble de ces collègues ont réalisé des tâches souvent ingrates, mais la collaboration avec eux a été pour moi l'occasion de rencontres formidables avec des spécialistes hors pair. Et je voudrais rappeler le rôle moteur de Daniel Renoult et de Marie-Lise Tsagouria dans la réalisation de ce projet et de l’amitié qui nous a liés à Jacques Legrand, le président de l’Inalco de l’époque.

comme POSTAMBULE

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Je constate que la BULAC est devenue un lieu de rencontre incontournable à Paris pour les chercheurs étrangers. C'est un véritable carrefour où peuvent maintenant se retrouver les personnes de la communauté académique des langues et civilisations extra-occidentales. Ce bâtiment permet un brassage de celles et ceux qui fréquentent la BULAC et l’Inalco. C’est un phénomène réel et très positif. Au gré des événements organisés par les deux établissements dans l'auditorium ou dans les amphis, les gens se rencontrent, se parlent, se retrouvent par hasard, se croisent dans les colloques, échangent des informations de façon informelle et en profitent pour passer à la bibliothèque. C’est ce que j’appelle le phénomène « Pôle des langues et civilisations ». J’ajouterais que j’ai pu constater lors de mes voyages que le nom « BULAC » est maintenant largement connu dans les milieux académiques en Iran, en Inde, en Afrique du Nord, etc. Je pense que l'on peut être satisfait, car le rapprochement des étudiants, des enseignants et des collections, cher à Maurice Garden, le penseur du projet, a été réalisé.

Bibliographie de Francis Richard (extrait)

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Samarkand vue de la place Righistan

Le domaine Asie centrale qui n'a pas d'équivalent en France constitue un des secteurs les plus récents de la bibliothèque. Il englobe l’Afghanistan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan.