Publié : 09/09/2021, mis à jour: 28/10/2023 à 14:55
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La BULAC vue par Krikor Beledian

Des collections arméniennes enfin rassemblées et accessibles.
La BULAC est allée à la rencontre de Krikor Beledian, l'un des plus grands écrivains contemporains en arménien occidental. En revenant sur son passé de chercheur en études arméniennes et de critique littéraire au journal Haratch, Krikor Beledian donne à voir la diversité des missions d'une bibliothèque d'étude et de recherche, comme la BULAC, dans le paysage des langues extra-occidentales.

Krikor Beledian

Krikor Beledian. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

Par Clotilde Monteiro,
responsable de la
Communication institutionnelle

La BULAC, un lieu pour la communauté intellectuelle arménienne

Krikor Beleldian

Krikor Beleldian. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

Aborder de façon neutre et dépassionnée la culture arménienne. C'est pour Krikor Beledian, figure majeure du paysage littéraire arménien contemporain, une des réussites des rencontres, organisées par la BULAC, dans le cadre de son programme de médiation scientifique et culturelle destiné à valoriser ses collections. « Les rencontres auxquelles j'ai pu participer comme, "Le livre arménien : une culture en diaspora” ou “Haratch, la voix arménienne de France” ont permis de créer une dynamique en attirant un public nombreux. Avec la BULAC, la communauté intellectuelle arménienne dispose d'un lieu où elle peut parler de l'Arménie et de sa culture, indépendamment de sa situation politique ». Cet écrivain, traducteur, maître de conférences de langue et littérature arméniennes à l'Inalco, jusqu’en 2012, observe que depuis l'ouverture de la BULAC, une reconnaissance nouvelle de la culture et de la civilisation arméniennes a émergé dans le paysage français. Il considère que « la BULAC est devenue un des lieux institutionnels majeurs de conservation des ouvrages en arménien, en rassemblant et en rendant accessible une production auparavant disséminée et occultée ». Qu'elle soit publiée en France ou dans les autres principaux foyers culturels que sont les États-Unis et le Proche-Orient, « cette production éditoriale est enfin réunie et actualisée », souligne-t-il. Pour Krikor Beledian, la BULAC joue de fait un rôle important dans la transmission d'une langue et d'une culture vers les plus jeunes générations : « Il est toujours agréable de voir que les ouvrages en langue arménienne qui ont paru récemment se trouvent à la bibliothèque et sont donc accessibles aux étudiants. Une institution telle que la BULAC est un centre important pour notre culture, pour la recherche et pour les jeunes gens qui viennent apprendre la langue, où se réapproprier la langue de leurs parents ».

Krikor Beledian n'a eu de cesse d'ajouter des cordes à son arc au fil de son parcours. En tant qu'écrivain majeur et fin connaisseur de l'histoire des lettres arméniennes, il est devenu l’une des personnalités les plus incontournables des études arméniennes en France. Arrivé à l’Inalco en 1978, en tant que chargé de cours, il prépare en parallèle sa thèse, Cinquante ans de Littérature arménienne en France, qu'il soutient en 1995, sous la direction de Pierre Brunel (université Paris IV). Il poursuivra sa carrière d’enseignant-chercheur, en tant que maître de conférences de langue et littérature arméniennes, à l’Inalco jusqu'en 2012. Son œuvre de fiction se conjugue avec de nombreux travaux de traduction de poésie en arménien occidental. Théoricien du paysage littéraire arménien du XXe siècle, il a aussi contribué au renouvellement de la pratique de l'arménien moderne. Avant de devenir cette personnalité incontournable de l'intelligensia arménienne, il est, à partir de 1970, un collaborateur régulier de Haratch, le quotidien phare de la presse arménienne de la diaspora, édité à Paris, entre 1925 et 2009, et dont la totalité des numéros conservée à la BULAC, et récemment numérisée à l’initiative de l’association ARAM, est désormais aisément accessible, même à distance.

Des sources primaires éparpillées

Salle de lecture de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO) en 2008, la bibliothèque historique des Langues O'

Salle de lecture de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO) en 2008, la bibliothèque historique des Langues O'. Sladjana Stankovic / BULAC.

En se remémorant ses années estudiantines, quand il était lecteur à l'ancienne bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO), rue de Lille à Paris, qu'il appelle encore la bibliothèque des Langues O', Krikor Beledian s'émerveille des espaces et de l'étendue des services aujourd'hui proposés par la BULAC. Il se rappelle de cette période où il effectuait des recherches pour sa thèse de littérature, initiée à la fin des années 1980. Il évoque notamment le travail laborieux et chronophage qu'il avait dû réaliser pour constituer un état des lieux de la création littéraire arménienne publiée en France des années 1920 aux années 1970 : « Il fallait tout faire à la main, y compris recopier des articles qu'on ne pouvait pas photocopier. Et il fallait être très vigilant, souligne l'ex-thésard, parce que lorsque vous faisiez venir un journal dont la collection se trouvait dans un dépôt situé en province, vous n'y aviez accès qu'une fois dans votre vie ! » À ce travail de fourmi d'un autre âge s'ajoutait la prospection harassante de sources primaires éparpillées qui étaient, aussi selon lui, « le reflet d'une création littéraire arménienne totalement éclatée. »

Krikor Beledian

Krikor Beledian. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

En déroulant la pelote de cette mémoire d'avant l'Internet, propre aux chercheurs de sa génération, Krikor Beledian poursuit son énumération des difficultés liées à une époque où l'Arménie était encore sous le joug soviétique et où les chercheurs butaient sur un accès très limité aux documents publiés en langue arménienne : « L'étudiant ou le chercheur étaient confrontés à une représentation lacunaire de l'Arménie dans les collections des bibliothèques françaises, d'autant qu'elles occultaient son histoire moderne, s'arrêtant au milieu du XIXe siècle ». L'accès à la production éditoriale publiée après cette période étant alors fortement restreint par le pouvoir soviétique. « On pouvait demander des documents par courrier à la Bibliothèque centrale d'Erevan (Miasnikian), précise Krikor Beledian, si l'on n'essuyait pas un refus, dans le meilleur des cas, les documents arrivaient après des mois d'attente ». Ces bâtons dans les roues ne lui ont pas fait oublier certains effets d'aubaine qui ont donné parfois quelques coups d'accélérateur inespérés à ces recherches : « Pour mon travail sur les mouvements de l'avant-garde arménienne dans lequel j'avais recensé l'ouvrage, Qu'est-ce que le futurisme ?, paru en 1914, j'avais dû attendre six mois pour recevoir une photocopie de l'ouvrage ! Mais heureusement, la bibliothèque de la rue de Lille m'a quelquefois permis de gagner un temps précieux car y étaient conservés des exemplaires de journaux arméniens du début du siècle parus en Géorgie, comme Mshak (Cultivateur). La découverte d'un tel gisement m'avait évité un déplacement à l'étranger, en l'occurrence à Vienne, rare endroit où était également conservé ce type de publications. Et il conclut : « Pour moi, la bibliothèque des Langues O' ainsi que la bibliothèque Nubar dans le XVIe arrondissement ont été les deux lieux sans lesquels je n'aurais pas pu accomplir les recherches approfondies qu'exigeait mon travail sur les avant-gardes ».

Haratch entre dans les annales, en tant qu'unique quotidien publié dans la diaspora arménienne sur une aussi longue période, à la suite du génocide de 1915

L'aventure « Haratch », le quotidien d'opposition, fondé à Paris en 1925

Exemplaire du journal Haratch (année 1957). Grégoire Maisonneuve / BULAC.

Exemplaire du journal Haratch (année 1957). Grégoire Maisonneuve / BULAC.

Parallèlement à ses travaux académiques et à son activité d'écrivain, Krikor Beledian peut aussi s'enorgueillir d'avoir participé à « l'aventure Haratch » [Յառաջ], (En avant !, en français). Pendant de nombreuses années, il a, en effet, été l'un des collaborateurs de marque de ce journal d'opposition, véritable phare de la presse arménienne de la diaspora, fondé en 1925 à Paris, par Chavarche Missakian (1884-1957), journaliste et homme de lettres engagé contre le pouvoir soviétique. En cessant de paraître, fin mai 2009, Haratch entre dans les annales, en tant qu'unique quotidien publié dans la diaspora arménienne sur une aussi longue période, à la suite du génocide de 1915. La collection complète des 99 volumes reliés du journal, publiée pour la communauté arménienne de France, est léguée à la BULAC en 2010, juste avant son ouverture au public, avec la franche approbation de Krikor Beledian.

Lieu d'émulation de l'intelligentsia arménienne

L'ensemble des numéros de Haratch constitue un miroir précieux de la vie de sa communauté, de 1925 à 2009. La longévité exceptionnelle du quotidien, combinée à un tirage moyen de 5 000 exemplaires, témoigne de l'aura panarménienne dont bénéficiait le journal à travers le monde. Pour Krikor Beledian, outre la ressource historique unique que représente désormais ce titre de presse, dans lequel autant de faits majeurs que mineurs de l'actualité ont été consignés ou analysés, au fil du XXe siècle, ce journal en arménien avait une fonction sociale d'intégration. Le quotidien aura même été, selon lui, au présent de sa parution, « un élément unificateur de la communauté arménienne de France, mais aussi un trait d'union important entre la culture arménienne et la culture française ». À l'image du programme exposé par Chavarche Missakian, le premier objectif du quotidien consistait, précise l'écrivain, « à donner quelque chose à lire aux Arméniens vivant en France, en les reliant à leurs traditions, tout en établissant une relation constante avec leur pays d'accueil ». 

Comité du journal « Haratch » à Paris, février 1928. De gauche à droite : Chavarche Missakian, Armen Lubin, Nechan Bechiktachlian, Melkon Kebabdjian, Chavarch Nartouni, Teotig (assis).

Comité du journal Haratch à Paris, février 1928. De gauche à droite : Chavarche Missakian, Armen Lubin, Nechan Bechiktachlian, Melkon Kebabdjian, Chavarch Nartouni, Teotig (assis).

En poursuivant son récit, Krikor Beledian revient sur les débuts de sa collaboration au journal, et son souhait de promouvoir la littérature en langue arménienne au point d'accepter de s'y investir pleinement. On est en 1976, et Arpik Missakian (1926-2015), fille de l'éditorialiste, entourée d'un groupe d'intellectuels et d'artistes, auquel appartient Krikor Beledian, décide de lancer Midk yèv Arvest (Pensée et art), un supplément culturel au quotidien Haratch. Dans cette publication complémentaire de quatre pages, qui pouvait monter parfois jusqu’à huit pages, sont donnés à lire aussi bien des nouvelles, des poèmes, que des articles critiques et théorique sur la littérature, les beaux-arts ou le cinéma. Il revient même sur le genèse de ce supplément : « En fait, Mme Missakian voulait réaliser le rêve de son père qui était de créer un jour une revue littéraire. D'ailleurs, il ne se privait pas de publier dans ses pages les œuvres de jeunes écrivains encore inconnus. C'est ainsi qu'il avait accueilli et défendu, en faisant fi des critiques, La retraite sans fanfare, d'Armen Lubin (Chahan Chahnour, de son vrai nom) et qu’il accorda une place non négligeable aux polémiques qui secouaient le microcosme littéraire arménien de l'École de Paris. »

Plaque de la rédaction du journal Haratch

Plaque de la rédaction du journal Haratch | Յառաջ. Photographie : Ani Beledian, DR.

En tant qu'observateur privilégié, Krikor Beledian se souvient de ce bouillon de culture vers lequel tous les regards de la diaspora étrangère étaient tournés et analyse finement avec le recul ce qui a rendu possible une telle aventure intellectuelle et artistique : « Pour pouvoir créer un tel foyer culturel, il fallait un espace géographique plutôt réduit. En fait, la communauté arménienne se concentrait surtout à Paris, où elle ne vivait que dans quelques arrondissements, voire quelques rues des IXe, Xe et XIIe, et un peu à Issy-les-Moulineaux et à Alfortville. La prose fantastique de Nicolas Sarafian qui a écrit sur la rue Richet, en témoigne. Mais il n'y avait pas que les écrivains, diamantaires et tous les petits commerçants constituaient le dynamisme de ces quartiers, ajoute-t-il ». L'engouement des auteurs arméniens pour le roman français s'explique, selon Krikor Beledian, par la richesse de la production littéraire française, dans cette période du début du XXe siècle à l'entre-deux-guerres : « Les grandes séries romanesques, à commencer par La Recherche de Proust, inspiraient les romanciers de la diaspora. À Constantinople par exemple, les Arméniens apprenaient le français pendant leurs études en deuxième ou troisième langue. En lisant en français, ils avaient accès à la culture exagonale et pouvaient s'en imprégner bien avant leur arrivée en France. »

Krikor Beledian se fait de plus en plus disert en évoquant une rédaction en ébullition, devenue le lieu d'émulation de l'intelligentsia arménienne de Paris. Il poursuit en évoquant le rôle majeur joué par ce supplément du week-end qui parviendra à susciter de nombreuses vocations littéraires et à révéler de façon constante de jeunes talents. Loin de se cantonner aux activités attendues d'un organe de presse dissident, « Haratch devient un terrain de création littéraire fécond qui forme de jeunes talents », s'enthousiasme encore Krikor Beledian. Ce supplément littéraire était d'autant plus important qu'il constituait un véritable tremplin pour de nombreux auteurs ne souhaitant pas être affiliés à l'Union des écrivains, la formation littéraire d'État du régime soviétique en Arménie.

Une réinvention inédite de la langue arménienne

Cet attachement à la littérature, mais également à la culture et à la langue française, va irriguer les colonnes du journal et permettre une réinvention et un enrichissement inédit de la langue arménienne. « Haratch, observe l'écrivain, saura accompagner cette période de vivacité et de réinvention linguistiques tout au long du XXe siècle. De nombreux gallicismes sont régulièrement accueillis dans les pages du quotidien, comme la traduction littérale d'expressions telles que “par-dessus le marché” ou celle de néologismes imposés par les événements de la Seconde Guerre mondiale. Pour Missakian, un journal digne de son nom se devait de pouvoir rendre compte, en arménien occidental, de toutes les innovations en matière de technologie militaire ou d'invention technique. C’est ainsi que le terme “hélicopètre" a fait irruption dans la langue arménienne, juste après son invention. » Krikor Beledian cite également le cas emblématique de l'écrivaine Zabel Essayan, qui vécut en France entre 1895 et 1902, et dont le premier roman, Dans la salle d'attente, aujourd'hui introuvable, avait été écrit en français. La suite de son œuvre, elle l'écrira dans un arménien mâtiné de tournures françaises. Krikor Beledian nous confie au passage avoir entrepris de rééditer l'oeuvre romanesque complète de Zabel Essayan. Pour toutes ces raisons Haratch est devenu « un phare pour l'ensemble de la diaspora arménienne malgré les distances géographiques qui séparaient la communauté de par le monde », observe notre interlocuteur.

Zabel Essayan (1878-1943) est une personnalité de la vie culturelle arménienne. Intellectuelle engagée, elle est considérée comme la femme de lettres la plus marquante de la littérature arménienne. Lire la note de l’Association pour la recherche et l’archivage de la mémoire arménienne (ARAM) qui retrace les grandes lignes de son parcours et de son travail.

Réunir les collections arméniennes tout en garantissant leur libre accès

Le fait de conserver et de numériser Haratch, un journal reflétant au plus près la vie politique, les vicissitudes de l'histoire, et les évolutions vécues par la diaspora arménienne durant tout le XXe siècle, permet, selon,Krikor Beledian, de garantir la transmission de mémoire vive qu'il recèle : « Avec la numérisation de l'ensemble de ses numéros, c'est leur accès à tous qui est rendu possible à distance et même par de-là les frontières. Et c'est ainsi que se perpétue et se transmet aujourd'hui le dynamisme du journal. » Cet ancien enseignant est en effet comblé par l'aboutissement de ce projet de numérisation intégrale mené par l’Association pour la recherche et l’archivage de la mémoire arménienne (ARAM), principalement financé par la fondation Calouste-Gulbenkian, qui a inauguré l'achèvement du projet de numérisation de l'intégralité de la collection Haratch dans ses locaux marseillais, le 5 avril 2018.

Si Krikor Beledian s'inscrit dans cette histoire encore vivace, il vit avec son temps et mesure les effets incommensurables de la révolution numérique sur le monde de la recherche. La BULAC est bien sûr, selon lui, « la digne héritière des collections de la BIULO », mais représente également à ses yeux « la concrétisation de ces avancées inestimables de la modernité car elle a réuni les collections arméniennes tout en garantissant leur libre accès et leur libre reproduction. » Krikor Beledian garde en mémoire l'enjeu et les risques que représentait alors la conservation du journal, « ce choix de la bibliothèque est apparu comme une solution privilégiée face au risque de "ghettoïsation" de la collection par les institutions arméniennes, le journal ayant toujours représenté une opposition sans concession au regard de l'idéologie communiste au pouvoir. » Soucieux des questions de transmission, l'écrivain en conclut que « ce legs à la BULAC garantit au journal une visibilité essentielle pour les générations actuelles et futures ».

Sélection bibliographique

Quelques ouvrages du catalogue cités par Krikor Beledian

Krikor Beledian dans le catalogue de la BULAC

Liste bibliographique : 75 titres

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