Publié : 30/03/2025, mis à jour: 07/04/2025 à 09:27
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La BULAC vue par Nazarii Nazarov

Nazarii Nazarov compte parmi les lecteurs assidus de la BULAC. Réfugié en France depuis février 2022, ce chercheur ukrainien est docteur en linguistique comparée des langues indo-européennes, poète, traducteur, et bien sûr, polyglotte. Il compte parmi les 187 scientifiques en provenance d’Ukraine habilités à poursuivre leurs travaux de recherche dans un pays ami, depuis le début de la guerre. Trentenaire à la silhouette d’éternel étudiant, il parle avec ferveur de philologie ou de modélisation mathématique, notamment appliquée aux chansons folkloriques et aux contes de fées. Ses travaux de recherche actuels portent, entre autres, sur les dialectes grecs modernes d’Azov (Ukraine). Ses activités scientifiques et poétiques sont pour lui les côtés pile et face de son intérêt pour la langue. Son CV indique qu'il peut enseigner l’ukrainien, le russe, l’anglais, le grec moderne, le FLE, ou le piano.

Portrait de Nazarii Nazarov, chercheur ukrainien en exil en France, par Grégoire Maisonneuve

Grégoire Maisonneuve / BULAC.

 

 

 

Il y a les langues qu’il parle couramment, les langues intermédiaires et celles qu’il se contente de déchiffrer pour les traduire ou en analyser les structures. Il traduit aussi pour son plaisir du persan ou du latin vers l’ukrainien, Omar Khayyâm ou Pic de la Mirandole. En lecteur avisé de la bibliothèque, il tient à faire part de sa gratitude, car il dit apprécier « l’approche démocratique de la BULAC, où toutes les langues sont écoutées ». Disert sur l'organisation « polyphonique » des collections, il salue aussi « la bienveillance des bibliothécaires ». Ces derniers sont les pourvoyeurs complices des trésors qu’il sait débusquer, incrédule, dans les collections patrimoniales. Des raretés introuvables en Ukraine, dont il dit faire son miel. Jugez plutôt…

Entretien

 

CM
Clotilde Monteiro
responsable de la
communication institutionnelle

NN
Nazarii Nazarov
docteur en linguistique comparée des langues indo-européennes, poète et traducteur

Chercheur en exil

CMDepuis quand vivez-vous en France ?

NNJe suis arrivé en France le 12 février 2022, donc juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’idée d’une éventuelle attaque russe était dans l’air et je la redoutais.

CMEn tant que chercheur ukrainien en exil en France, vous êtes, depuis mars 2024, lauréat du programme PAUSE. En quoi consiste ce programme ?

NNLe programme PAUSE est un dispositif pour les chercheurs qui, comme moi, sont en exil. Il est financé en l’occurrence par l'ANR, et, à partir de mars 2024, j'ai été intégré à l'équipe d'Éco-anthropologie du CNRS, UMR 7206, pour une période de dix mois. Et le laboratoire a la possibilité de renouveler deux fois cette période. En novembre 2023, j’ai été accueilli pendant un mois comme chercheur invité dans le cadre du programme Thémis, proposé par la Fondation Maison des sciences de l’homme. Auparavant, d'octobre 2022 à septembre 2023, j'ai été chercheur invité par l'École normale supérieure.

Couverture d'un Livre sur la prose de la Rus' de Kyiv, illustrée par la reproduction d'un manuscrit ancin

The œedificatory prose of Kievan Rus', A. A. Turikov (préf.) W. R. Veder (trad.). Cambridge (É.-U.), Harvard U.P., 2004. Collections ukrainiennes de la BULAC.

CMVotre statut vous permet donc de poursuivre vos activités de recherche, sur quoi travaillez-vous à Paris ?

NNMes recherches portent sur plusieurs sujets que je mène en parallèle. Je travaille sur un projet autour des dialectes grecs modernes d’Azov, appelés dialectes roumekou, sur la poétique comparée des folklores indo-européen et sur la modélisation mathématique des récits folkloriques ainsi que sur la poétique des chroniques médiévales de la Rus’ de Kyiv. Mais en tant que philologue qui s’occupe de langage, je m’intéresse également à la parole sous ses diverses formes. Mes activités de poète et de traducteur de poésie sont pour moi deux facettes complémentaires de mon travail, car elles m’aident également, par d’autres biais, à mieux comprendre la langue.

 

CMPourquoi avez-vous choisi de vous exiler en France ?

NNC’est une combinaison de prédestination, de hasard et de nécessité. Il y a tout d’abord le fait de parler français, langue que j’avais étudiée pendant trois ans à l’université en Ukraine. Mon premier sujet de recherche portait sur la littérature française. C’était une étude comparative entre la poétique d’Arthur Rimbaud et celle du poète moderniste ukrainien Pavlo Tytchyna. Puis le choix de Paris s’est imposé car j’avais la possibilité d’être hébergé par une amie qui pouvait m’accueillir pendant plusieurs mois. Je suis arrivé en France et quelques semaines plus tard, la guerre a éclaté.

Nazarii Nazarov et Iryna Sobchenko, salle de lecture de la BULAC, par Grégoire Maisonneuve

Nazarii Nazarov, accompagné de d'Iryna Sobchenko, chargée de collections pour le domaine ukrainien de la BULAC. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

CMComment s'organise votre vie à Paris ? Avez-vous rejoint une communauté de chercheurs ukrainiens ?

NNJe travaille seul, mais je suis bien sûr en contact avec l’équipe de mon laboratoire de recherches au musée de l’Homme, où je suis très bien accueilli. Je suis par exemple convié aux différents événements académiques, comme les séminaires ou les journées d’étude. Je répartis mon temps de travail entre trois bibliothèques, la BULAC, où je viens plusieurs fois par semaine, la BnF et la bibliothèque de l’École normale supérieure. Je travaille aussi chez moi. Et je fréquente régulièrement ma petite bulle constituée de sept amis ukrainiens qui sont comme moi exilés à Paris.

L'approche « démocratique et universaliste » de la BULAC

Nazarii Nazarov dans la salle de la Réserve de la BULAC.

Grégoire Maisonneuve / BULAC

Nazarii Nazarov retire des ouvrages à la banque du rez-de-jardin.

Grégoire Maisonneuve / BULAC

CMEn tant que chercheur, qu’appréciez-vous en particulier à la BULAC ?

NNJe suis tout d’abord ravi d’avoir la possibilité d’exprimer ma gratitude et ma fascination envers la BULAC. C’est à mon sens une bibliothèque exceptionnelle qui n’a pas d’équivalent, que ce soit par la richesse de ses collections ou la diversité des langues qui sont accessibles ici. J’ajoute que j’apprécie aussi tout particulièrement l’approche démocratique qui est proposée aux lecteurs, notamment pour les livres plus anciens conservés dans les magasins. Car on est libre de rechercher ce que l’on veut, d’en faire la demande via le catalogue en ligne et d’en disposer presque immédiatement, et même de pouvoir en emprunter certains. La BULAC sait combiner la préservation des documents avec une forme d’accès démocratique à ses collections. D’autre part, la bibliothèque est très spacieuse et peut accueillir beaucoup de monde de différentes manières. Et ce qui me frappe, c’est la bienveillance des bibliothécaires.

À la BULAC, on peut dire que toutes les langues sont écoutées

NNConcernant la dimension démocratique de la BULAC, il me semble important de parler également de l’organisation des collections. On constate que rien n’a été omis. Dans cet espace que vous appelez « non occidental », toutes les aires linguistiques sont couvertes et toutes les littératures sont représentées. Je trouve que cette richesse nous donne accès à une forme de polyphonie linguistique et littéraire du monde d’aujourd’hui. Les langues sont toutes au même niveau, qu’elles soient « dominantes » ou « dominées », et chaque culture peut parler par elle-même, exprimer son point de vue. On peut dire que toutes les langues sont écoutées.

CMPeut-on comparer l’organisation des collections de la BULAC à la démarche universaliste du philologue ?

NNLe projet comparatiste du philologue, qui est de mettre à jour les singularités d’une littérature ou d’un phénomène littéraire, s’incarne parfaitement à la BULAC. Dans la plupart des bibliothèques on trouve des collections en langues étrangères, mais ce sont communément les langues dominantes qui y sont représentées. Les langues hégémoniques de la mondialisation comme l’anglais, le français ou le chinois sont bien sûr présentes ici, mais elles cohabitent sur le même plan avec les langues et les cultures, dites « dominées ». Il me semble que c’est à cet endroit que réside l’universalisme de la BULAC, car les cultures parlent d’elles-mêmes, par elles-mêmes et avec leurs propres langues.

Rayonnages du niveau rez-de-jardin, secteur Europe.

Grégoire Maisonneuve / BULAC

Rayonnage du rez-de-jardin, secteur Europe.

Grégoire Maisonneuve / BULAC

CMEn tant que chercheur, que vous apporte ou vous permet cette organisation œcuménique des collections ?

NNLa richesse en langues originales invite le chercheur à aller dialoguer directement avec les textes et leurs auteurs et l’incite à approfondir sa connaissance de la langue, du pays et de la culture en question. Je pense par exemple au fonds grec moderne ou aux langues baltes qui me sont très chères. En tant que chercheur, je ressens une forme de proximité et d’authenticité avec les collections en ayant cet accès direct à leurs sources originelles, sans avoir à passer par le filtre de l’anglais, du français ou de l’allemand. Par ailleurs, cette diversité des collections produit une fascination pour l’univers multilingue qu’est le monde de la BULAC. Mais la fascination ne représente que le premier pas vers sa compréhension. Après, ce sont les travaux de recherche et l’approche critique qui permettent de prendre la mesure de ces langues et de ces cultures, qui peuvent appartenir à des pays peu amicaux ou très éloignés de nous-même. Quand je suis à la BULAC, mon objectif de lecture est toujours celui de la découverte. En demandant des livres des magasins, je suis en quête de trésors cachés. Et ma chasse au trésor est souvent récompensée !

CMQue vous apporte le fait de travailler régulièrement dans ces bibliothèques parisiennes ?

NNMême si en Ukraine, je travaillais de façon régulière à la Bibliothèque nationale Vernadsky et à la Bibliothèque Scientific Maksymovych de l'Université nationale de Kyiv Taras Chevtchenko, nous avons de grandes lacunes concernant la littérature académique occidentale, que l’on ne pouvait pas acquérir pendant la période soviétique. Ces fonds sont par conséquent très pauvres. Avec Internet, il m'était possible de combler un peu ce gouffre, mais ça reste un gouffre. C’est une vraie tragédie de constater à quel point nos recherches demeurent limitées en restant dans notre propre pays. Depuis que je suis ici en France, j’ai pu découvrir un certain nombre d’ouvrages précieux et très pertinents pour mes recherches, dont j'ignorais l'existence.

Vue d'un détail de la façade en béton brut à la lumière du soleil couchant, des immeubles d'habitation à l'arrière plan

National Library of Ukraine, Kyiv, Clara Sanchiz, Flicker.

Vue de 3/4 de la façade du bâtiment, de style Empire, crépi jaune safran et colonnes blaches

Bibliothèque scientifique Maksymovych de l'Université nationale de Kyiv Taras Chevtchenko. Source WikiMedia Commons.

Des raretés du patrimoine ukrainien accessibles à la BULAC

Nazarii Nazarov, consultant des ouvrages dans la Réserve de la BULAC.

Dans la salle de la Réserve, Grégoire Maisonneuve / BULAC.

CMPouvez-vous citer des exemples d’ouvrages ou d'auteurs découverts à la BULAC qui se sont avérés déterminants pour vos recherches ?

NNDans la liste des ouvrages, qui ne sont ni numérisés ni accessibles en ligne, très importants pour mon travail, il y a par exemple ceux de l’helléniste français, Jean Irigoin, notamment, Les Scolies métriques de Pendar, auxquels je n’avais pas accès en Ukraine. Je pense aussi bien sûr au fonds ukrainien conservé à la BULAC qui est d’une grande richesse. Mais il y a aussi les livres du fonds balte auxquels je rêvais d’accéder depuis longtemps, car ils sont très peu nombreux en Ukraine. Pour moi, ça a été un vrai bonheur de pouvoir feuilleter des documents en letton ou en lituanien. Ils font partie des premiers livres que j’ai demandés à consulter en commençant à fréquenter la BULAC, en mars 2022. En explorant ce fonds, j’ai pu lire des textes de chansons folkloriques en langue originale. Outre leur analyse mythologique, j’ai eu la possibilité de les analyser d’un point de vue linguistique, ce qui m’a permis d’accéder à un tout autre niveau de compréhension de ces chansons du folklore balte.

CMD’autres documents découverts dans les fonds de la BULAC ont-ils influé sur vos recherches ?

NNEn effet, le fait d’avoir pu accéder aux premières éditions de certains ouvrages phares de la littérature ukrainienne a été également très important pour moi. Je parle d’éditions très rares dont seuls quelques exemplaires existent en Ukraine, ou ailleurs en Europe. Ces éditions sont devenues très difficiles à trouver, n’étant ni signalées ni numérisées pour le moment. C’est donc vraiment exceptionnel qu’elles soient conservées et si facilement accessibles à la BULAC.

Vu de l'ouvrage ouvert entre les mains de Nazarii Nazarov sur la page de titre d'une nouvelle intitulée "Maroussia" ; illustration pleine page par la gravure d'une jeune femme nattée, en costume traditionnel ukrainien

Page de titre de la nouvelle Maroussia, dans le recueil de Hryhoriy Kvitka-Osnovyanenko, Малороссійскія повѣсти [Nouvelles de Petite Russie]. Moscou, Institut Lazarev des langues orientales, 1834. Collections ukrainiennes de la BULAC.

CMDe quand datent ces premières éditions, pouvez-vous citer certains de ces titres ?

NNJ’ai eu le plaisir de feuilleter pour la première fois des premières éditions qui datent du XIXe siècle. Je pense notamment à un recueil de prose en ukrainien, datant des années 1830 de Hryhoriy Kvitka-Osnovyanenko. C’est absolument passionnant et édifiant sur le plan de la langue de pouvoir travailler sur ces premières éditions qui sont absolument uniques, la syntaxe, l’orthographe ou la ponctuation ayant été remaniées au fil des rééditions suivantes. C’est un matériau très important pour un philologue.

CMLes collections ukrainiennes de la BULAC vous ont-elles réservé d’autres surprises ?

NNJ’ai fait des découvertes incroyables ! Je peux dire que je ne m’attendais pas à tomber sur certains des livres réunis par Elie Borschak, de même que sur certains ouvrages du fonds d’éditions hellénophones publiées à Mariupol sur lesquelles je continue à travailler en France.

J’ai eu la surprise de constater que certains des documents de la BULAC, des éditions grecques de Mariupol, ne se trouvent pas en Ukraine !

Photographie du document officiel sur papier bleu, borduré de rouge, avec mention d'une taxe payée

Titre d’identité et de voyage délivré à Élie Borschak par la France. Collections de la BULAC, Archives Élie Borschak, cote ACIV/35 (boîte 5, pochette 5)

CMQuels sont les ouvrages appartenant à ces fonds qui ont particulièrement retenu votre attention ?

NNElie Borschak était un diplomate érudit exilé à Paris au début du XXe siècle. Il a notamment fondé le département d’études ukrainiennes à l’École des langues orientales. Le fonds qui porte son nom, dont la BULAC a hérité, contient un certain nombre de premières éditions de livres de poètes et de prosateurs ukrainiens qui avaient émigré à Paris, et un peu partout en Europe occidentale, après l’invasion bolchevique et la chute de la première république indépendante ukrainienne. J’ai pu feuilleter les premières éditions des publications de Yevhen Malaniouk, qui était l’un des poètes phares de cette communauté d'écrivains ukrainienne de l’exil. Ces premières éditions sont très inspirantes pour moi, car elles me permettent d'avoir un accès très authentique et presque spirituel à l’œuvre de cet immense poète dont je ne suis pas le contemporain, mais qui était originaire de ma ville natale, Kropyvnytskyi, au centre de l'Ukraine. Concernant les ouvrages hellénophones publiés à Mariupol, malgré leur rareté, il est possible d’en trouver dans plusieurs bibliothèques d’Ukraine. L'article du chercheur, Nicolas Pitsos, retrace d’ailleurs l’histoire étonnante de ces publications, en signalant également les ouvrages et les revues conservés à La BULAC. Et, là aussi, en explorant ce fonds, j’ai eu la surprise de constater que quelques-uns de ces documents ne se trouvent pas en Ukraine !

  • « Le fonds Borschak : archives de l’émigration ukrainienne en France et de la dissidence en exil conservées à la BULAC », un article de Yuliia Kotova, publié sur le Carreau de la BULAC ;
  • « Un îlot d’édition grécophone dans la mer d’Azov », un article de Nicolas Pitsos, publié sur le Carreau de la BULAC.

CMComment avez-vous découvert les archives de la communauté grecque de Mariupol ?

NNJ’ai commencé à étudier le grec moderne, à partir de 2009, ce qui m’a conduit à m’intéresser à la culture grecque et à la communauté grecque de Mariupol, puis à élaborer un projet de recherche portant sur les dialectes grecs modernes d’Azov, appelés dialectes roumekou, dans l'oblast de Donetsk. J’ai ainsi eu la chance de rencontrer en 2021, Oleksandr Rybalko, un des « activistes » de la défense de la langue et de la culture grecques de Mariupol. Il est ukrainien et se consacre par passion à la préservation des archives de cette culture, depuis une vingtaine d’années. Il a notamment collecté et répertorié un ensemble d’enregistrements de chansons anciennes. J’ai décidé d’entreprendre un travail de recherches autour d’un corpus d’archives jamais publiées sur lesquelles Oleksandr Rybalko avait attiré mon attention. Ces archives avaient été collectées pour la plupart par un couple d’hellénistes ukrainiens, Andrei Biletschki et Tetiana Tchernychova, entre les années 1950 et 1970. Eugen Chernuhin, un de leurs étudiants, avait déposé à la Bibliothèque nationale d’Ukraine un grand nombre de chansons anciennes et de contes de fées sur lesquels je travaille actuellement. La plupart des hellénistes de l’université de Kyiv se focalisant sur la culture grecque moderne, il m’a donc semblé important de compléter le travail déjà effectué autour de ce corpus en entreprenant une analyse linguistique.

Parole de philologue polyglotte

CMComment un philologue s’occupe-t-il du langage ?

NNEn étudiant par exemple les chansons folkloriques et les contes de fées. J’essaie de débusquer les structures du récit dissimulées dans les replis de notre inconscient pour modéliser ces structures cognitives qui précèdent le récit et qui en constituent les fondements. L’objectif est de faire apparaître une sorte de grammaire cachée du récit. Et pour cela, il faut repérer les formes du langage qui permettent d’exprimer ces structures. Pour y parvenir, les structuralistes et d’autres chercheurs ont commencé à utiliser certaines formules mathématiques. Je m’inscris dans cette démarche en suivant la méthodologie élaborée par Claude Lévi-Strauss.

CMPourquoi les chansons folkloriques sont-elles un matériau pertinent pour un philologue ?

NNLa chanson est un genre très vivace. D’après mes recherches, les chansons véhiculent certaines formes poétiques et certains motifs depuis des millénaires. Cela en fait un matériau essentiel dont le noyau dur est constitué de ces formes et motifs récurrents. Mais les chansons folkloriques revêtent aussi pour moi une dimension plus personnelle. À Fedorivka, le village où j’ai grandi, qui m’est très cher, j’ai pu bénéficier de la transmission des traditions locales.

Photographie promotionnelle : disposition soignée d'une pile et d'une rangée de livres, surmontés d'un coquillage

Travaux de littérature comparée publiés par Nazarii Nazarov : Назарій Назаров, Життя літератур: порівняльне літературознавство, історія літератури, перекладознавство. Kyiv – Irpin, 2021.

CMPar ailleurs, la démarche comparatiste est-elle centrale dans votre travail et que vous permet-elle ?

NNEn effet, la démarche comparatiste permet de faire émerger des parallèles typologiques communs qui viennent enrichir l’histoire littéraire de chacun des pays comparés et dessiner une sorte de biographie de ces espaces culturels. Pour les comparer, on cherche à définir et délimiter des périodes dans les histoires respectives de ces littératures afin de vérifier la présence de jalons communs après une période de bouleversement comme le passage de l’oral à l’écrit. La littérature japonaise a passé ce cap au milieu du premier millénaire, la littérature ukrainienne, vers la fin de ce premier millénaire et la littérature grecque ancienne, au cours du septième siècle avant Jésus-Christ. L’apparition du premier poème épique ou celle du premier roman peuvent également constituer des repères temporels consécutifs à ce bouleversement. Je pense également au cap important de l’ouverture au monde, à partir du XVIe siècle, avec le début de la mondialisation. On peut observer l’apparition de motifs et de bouleversements de la forme littéraire inédits. Par ailleurs, l’établissement de ces repères communs me permet d’évaluer la littérature ukrainienne en la positionnant sur une échelle mondiale. De la même façon, j’aimerais dans le futur pouvoir comparer la littérature ukrainienne aux littératures des pays slaves, afin de continuer à préciser son positionnement dans le monde. La démarche comparatiste peut permettre de constater l’existence de ces règles communes. Bien sûr, souvent il n’y en a pas. Mais en tant que chercheur, on est toujours en quête de ce type de règles.

CMVous êtes polyglotte. Il y a les langues que vous parlez et celles que vous déchiffrez ?

NNEn effet, l’ukrainien est ma langue natale, et je parle d’autres langues, plus ou moins couramment, comme le russe, l’anglais, le français ou le grec moderne. Et il y a des langues pour lesquelles j’ai une connaissance textuelle comme le latin, de même que le letton ou le lituanien, que j’ai apprises pour déchiffrer des chansons folkloriques ou des contes de fées. Mais je ne saurais pas lire d’autres types de textes dans ces langues. J’ai également étudié pendant un an la langue turque sans apprendre à la parler. Cela me permet de comprendre la structure grammaticale d’une langue et d’analyser ensuite les textes qui m’intéressent. Je l’ai également fait pour le suédois en me limitant à l’étude des chansons folkloriques et des contes de fées. Et je m’initie actuellement au géorgien classique en suivant le cours d’Agnès Ouzounian à l’ILARA. J’espère pouvoir accéder un jour à la littérature géorgienne ancienne, car cette langue n’appartient pas à la famille indo-européenne, ce qui pourrait me permettre de découvrir des structures nouvelles et probablement uniques.

CM

Vous avez également traduit de nombreux textes ou poèmes vers l’ukrainien ?

NNJ’ai traduit vers l’ukrainien des textes en anglais, polonais, en grec ancien et moderne, notamment ceux de Constantin Cavafy. J’ai aussi appris les rudiments de la grammaire pour traduire du persan certains poèmes d’Omar Khayyâm et pour travailler philologiquement sur certains autres textes, ainsi que du latin, de la fin du XVe siècle, pour traduire un texte du philosophe Jean Pic de la Mirandole. Et je peux ajouter à cette liste mes traductions de corpus de chansons mythologiques lettones. Pour ce qui est du français, j'ai commencé à traduire en ukrainien les textes des auteurs français : À rebours, de Huysmans et Les ombres errantes de Pascal Quignard.

CMEn parallèle de vos travaux scientifiques et de vos traductions, vous avez une activité de poète. Pouvez-vous nous parler de vos publications ?

NNJ’ai publié deux recueils de poèmes : Fuite de Babylone, en 2006, et Lampadophore, en 2018. Certains de mes poèmes sont également publiés dans deux anthologies, sous forme d'un grand cycle qui s'intitule La mort d’Adonis, dans l'une, et dans l’autre sont réunis mes poèmes les plus récents. Ils sont également réunis dans un recueil publié récemment dans ma ville natale. Ce sont des poèmes écrits ici, en France, qui portent sur la guerre et sur l’exil. En ce moment, la thématique de la guerre est omniprésente dans les écrits des poètes ukrainiens. Nous avons tous besoin de réagir et d’exprimer notre douleur et les souffrances de nos concitoyens qui, face à cette guerre, doivent surmonter l’insupportable. Mes publications sont uniquement accessibles dans certaines bibliothèques en Ukraine. Mais j'espère qu'elles pourront bientôt figurer dans le catalogue de la BULAC.

Postambule

Gros plan sur un motif brodé représentant des figures stylisées d'oiseaux échassiers de part et d'autre d'un vase de fleurs ; couleur orange dominante.

Broderie traditionnelle ukrainienne réalisée, en 2016, par Khrystyna Boyartchouk (1924-2018). Photographie personnelle de Nazarii Nazarov.

Pour tenter d'expliquer son goût et sa curiosité sans borne pour les langues et leur diversité, notre chercheur revient aux origines. Il a sept ans lorsqu'il commence à apprendre l’ukrainien, sa langue natale, ainsi que l’anglais, et se remémore son émerveillement d'écolier pour ces deux langues. Six ans plus tard, il décidera d’apprendre par lui-même le yiddish et le latin qui n’étaient pas proposés au collège. Le résultat peu probant le laissera sur sa faim... Pendant ce temps, Nazarii Nazarov fréquente assidûment le club des poètes mais aussi l'école de musique de sa ville. Il a 13 ans et aspire à devenir pianiste. Adolescent, il finira par comprendre que « le travail de la langue et avec la langue » est vraiment ce qu'il préfère. Il fait alors sans regret le choix des études de philologie.

Nazarii Nazarov est né en 1990 (Ukraine), il est docteur en linguistique comparée des langues indo-européennes, poète et traducteur.

Ses thèmes de recherche : les langues indo-européennes, les langues et les littératures slaves, le grec ancien, la littérature byzantine et la littérature de la Rus’ de Kyiv, la dialectologie du grec moderne, la métrique et l’ethnomusicologie.

Ses travaux de recherche :

    • 2022, recherches actuelles sur les dialectes grecs modernes d’Azov (Ukraine) : corpus folklorique et analyse linguistique, portant sur les dialectes grecs modernes d’Azov, appelés dialectes roumekou.
    • 2022, thèse d’habilitation (équivalant à une HDR en France) sur la poétique comparée des folklores slaves (soutenance reportée à cause de la guerre en Ukraine).
    • 2021, au cours de l’été commence à rassembler des documents inédits sur les dialectes grecs d’Azov dans les archives de Kiev.
    • 2016, premier doctorat soutenu à l’Université nationale Taras Shevchenko de Kyiv, intitulé de la thèse : Lexicographie étymologique ukrainienne : théorie, histoire et pratique.
    • 2013, master en littérature comparée à l’Université nationale de Kyiv-Mohyla Academy (Kiev, Ukraine), intitulé du mémoire : Réception de la tragédie grecque antique dans le théâtre de modernisme slave (Lesia Ukrainka, Stanislaw Wyspianski, Innokentiy. Annenskiy).

Ses publications (extrait) :
    • Dråpen som gjør livstreet grønt : samtale med ukrainske tekster, Erling Kittelsen, Nazarii Nazar, Oslo, 2022.
À propos de cette anthologie de chansons folkloriques ukrainiennes, traduite et publiée en norvégien : « Nous sommes deux poètes co-auteurs. Erling Kittelsen a traduit les poèmes en norvégien et pour ma part, j’ai sélectionné les poèmes, les ai commentés et traduits vers l'anglais qui était notre langue d'échange. »

Pour aller plus loin...

Bibliographie de Nazarii Nazarov

Cette liste, issue du catalogue de la BULAC, a été établie par le chercheur qui a sélectionné un ensemble d'ouvrages ayant suscité son intérêt, et appartenant à l'aire géolinguistique Europe balkanique, centrale et orientale. Les thématiques abordées sont les suivantes : l'Ukraine, sa littérature et son histoire ; la littérature médiévale ; les mythologies et folklores ; l'histoire de la linguistique ; la poésie, avec une sélection d'ouvrages de poètes ukrainiens et du poète grec, Constantin Cavafy ; ainsi qu'une sélection en géorgien de chroniques du royaume de Karthli et d'autres textes médiévaux.

 

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Vignette illustrée représentant un jeune enfant on un angelot jouant de la kobza, instrument à corde traditionnel ukrainien

Composé d'environ 8 000 ouvrages, ce fonds est constitué de la réunion de collections complémentaires issues de la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO), de la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne et de la bibliothèque du Centre d’études slaves (CES).

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