Mais le réel pionnier des études tibétaines fut sans conteste le Hongrois Sándor Kőrösi Csoma (1784-1842) qui offrit le premier une grammaire de tibétain en anglais, et un dictionnaire tibétain-anglais, en 1834. Sa motivation n’était pas celle d’un philologue sanskritisant, ni celle d’un missionnaire, mais celle d’un proto-linguiste à l’heure des nationalismes naissants en Europe. Kőrösi Csoma était en effet persuadé (à tort) que l’origine alors mystérieuse de la population et de la langue magyares était à chercher parmi les Huns, en Asie centrale. Ce polyglotte se mit en route vers l’est. Au bout de trois ans de voyage par voie de terre (1819-1822), il rencontre au Ladakh, sur le flanc sud de l’Himalaya, l’explorateur britannique William Moorcroft, qui l’encourage à apprendre le tibétain.
Kőrösi Csoma s’attelle à la tâche, espérant trouver dans cette langue l’origine du hongrois. Il s’établit en 1823 au Zanskar, vallée himalayenne au nord-ouest de l'Inde, où il consacra plusieurs années à comprendre le tibétain. Il composa ses deux œuvres majeures, une grammaire et un dictionnaire, en collaboration avec un moine bouddhiste dûment crédité. Aussitôt publiées, en 1834, elles parvinrent en Europe et déclenchèrent un intérêt pour le tibétain, notamment chez P.-É. Foucaux. Kőrösi Csoma s’éteignit quant à lui à Darjeeling, dans le nord-est de l’Inde, lors d’une dernière tentative infructueuse pour rejoindre la Mongolie via le Tibet. Ironie de l’histoire : c’est cette année-là que Foucaux démarra l’enseignement du tibétain à l’École des langues orientales.
Après la France, un enseignement du tibétain se développa dans le royaume de Prusse et dans l’empire tsariste. Puis ce fut au tour de l’empire colonial britannique de forger des outils pour l’apprentissage du tibétain, cette fois-ci pour des motifs géopolitiques et commerciaux : les Anglais qui avaient fait main basse sur l’Inde et rivalisaient alors avec l’empire russe pour la maîtrise de l’Asie centrale s’intéressaient de près au Tibet, qu’ils tenaient pour une forteresse à assiéger afin d’obtenir le passage commercial tant convoité jusqu’à l’empire chinois, dont l’accès par voie de mer leur était fermé.
Le monde tibétain faisant fi des frontières étatiques - c'est avant tout une aire culturelle et linguistique - il déborde au-delà de sa partie politique administrée alors par le gouvernement tibétain pour occuper un territoire non négligeable de l’empire des Indes, dans les piémonts méridionaux de la chaîne himalayenne. Là, les Britanniques recrutèrent des représentants de populations tibétophones comme espions à leur solde, qu’ils envoyèrent au Tibet sur le flanc nord de l’Himalaya dont l’accès était plus que restreint aux Occidentaux. Les ouvrages et objets que rapportèrent ceux qu’on appela des « pundits » permirent d’étoffer les connaissances sur la civilisation tibétaine, tandis que leurs connaissances linguistiques permirent la rédaction de manuels de langue tibétaine.
Cette entreprise impériale fut prolongée au début des années 1959 lorsque la toute jeune République populaire de Chine fit à son tour main basse sur le Tibet et fut amenée à publier les premiers dictionnaires tibétain-chinois depuis l’époque des manuscrits de Dunhuang (VIIIe s.).
Enfin, la découverte, au tournant du XXe siècle, de manuscrits historiques en tibétain sur la route de la Soie - sur laquelle l’empire du Tibet régna par intermittence entre le VIIe et le début du IXe siècle et où le tibétain était une lingua franca - va développer un intérêt européen académique pour l’histoire du Tibet. La science tibétologique se développe alors, se détachant peu à peu du sanskrit ou du chinois, et entraînant de nouvelles approches heuristiques ainsi que la création de nouveaux outils d’apprentissage du tibétain. La linguistique, enfin, s’emparera de la langue tibétaine pour en proposer une analyse de plus en plus poussée, balayant les premières tentatives (missionnaires, orientalistes, impériales) caractérisées par une lecture
du tibétain à la lumière soit du latin et du grec, soit du sanskrit. Ultime développement à ce jour, après le tibétain écrit, c’est le tour du tibétain parlé d’être étudié de façon croissante, dans sa diversité. On compte en effet près de langues tibétiques ou groupes de dialectes tibétains, dont seuls quelques-uns ont fait l’objet d’études approfondies et sont enseignés. L’exposition met en lumière quelques-uns des premiers ouvrages, issus du fonds de la BULAC, qui ont été consacrés à la description et à l’apprentissage de langues parlées tibétaines à partir de la fin du XIXe siècle.
Cette exposition est l’occasion de présenter une sélection des ouvrages didactiques conçus, rédigés et publiés entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle, qui reflètent les divers courants qui ont établi, au fil de deux cent cinquante ans, les outils permettant de se familiariser avec le tibétain, ou plutôt, les langues et dialectes tibétiques.