L'écriture sorabe, une tradition encore vivante à Madagascar
En partenariat avec la Bibliothèque Houphouët-Boigny de l'Académie des sciences d'outre-mer
Cette exposition met en valeur la production érudite de textes arabico-malgaches (sorabe ou sora-be), au travers de manuscrits de la bibliothèque de l’ASOM et de documents issus des collections de la BULAC.
Dans la seconde moitié du XVe siècle arrivent de nouveaux migrants musulmans dans le sud-est de Madagascar. Ils apportent avec eux des livres écrits en arabe, contenant un savoir magico-religieux. Ce sont ces populations islamisées qui introduisent l’écriture arabico-malgache à Madagascar. Les premiers découvreurs de ces manuscrits ont eu immédiatement conscience de la valeur de ces documents. La connaissance de l’écriture arabico-malgache et des savoirs transmis par les manuscrits reste encore vivante de nos jours.
Commissariat
- Louise Ouvrard (Inalco)
- Narivelo Rajaonarimanana (Inalco)
- Marine Defosse (BULAC)
Remerciements
- Philippe Beaujard, directeur de recherche émérite, CNRS
- Pierre-Yves Belfils, responsable de la Bibliothèque Félix Houphouêt-Boigny de l'Académie des sciences d'outre-mer
Société savante fondée en 1922, l’Académie des sciences d’outre-mer (ASOM) a fêté en mai 2023 le centenaire de sa création et de sa séance inaugurale. 2023 est aussi l’année du partenariat entre l’ASOM et Madagascar. Pendant de cette institution, la Bibliothèque Houphouët-Boigny recèle des documents rares, reflets de cette histoire coloniale en Afrique subsaharienne et tout particulièrement à Madagascar.
L'objet manuscrit
Le manuscrit est un objet précieux et sacré pour la population locale. Tout ce qui le constitue est fabriqué à Madagascar. Le papier, qui porte maintenant le nom de « papier antemoro », est issu de fibres d'un arbre malgache, le havoha. L'encre aussi est fabriquée avec des ressources locales. Elle est nommée heboro. La plume, kalamo, est faite en bambou taillé. Une fois reliées entre elles à l'aide de cordelettes, les pages sont recouvertes d'une peau de zébu. C'est le nom de la robe de cette peau qui donnera son nom au manuscrit. Dès le XVIIe siècle, le gouverneur Étienne de Flacourt (1607-1660) a décrit précisément ces étapes et ces techniques de fabrication du manuscrit, du papier, de l'encre et de la plume.
Trois catégories d'hommes ont un lien étroit avec les manuscrits. Le ndrenony (« roi »), tout d'abord, détient des manuscrits. Il les conserve comme les annales de son royaume. Attaché à un groupe, le katibo (« scribe » mais aussi prêtre) est celui qui consigne dans les manuscrits les événements du village ou de la région auquel il appartient. Le manuscrit est ainsi le dépositaire de la vie familiale et clanique. L'ombiasy enfin est en dehors du royaume et du clan. Si l'on devait trouver un équivalent dans notre société, on pourrait le comparer à un médecin généraliste itinérant. Mais il est cependant bien plus que cela puisque ses compétences englobent celles d'un devin (mpisikidy). Les katibo et les ombiasy n'exercent pas la même pratique « professionnelle ». Les circonstances dans lesquelles ils utilisent les manuscrits sont différentes. Ces hommes n'emploient donc pas les manuscrits de la même façon, et ceux-ci ne sont pas investis des mêmes fonctions.
Tout le monde peut faire appel à un ombiasy. Les ombiasy sont donc amenés à se déplacer en dehors de leur région d'origine. C'est ce qui explique que leur pratique se soit diffusée dans tout Madagascar. Dans leurs manuscrits, qui prennent la forme de bréviaires, sont concentrés tous les éléments, qu'ils ont puisés dans différents manuscrits, leur permettant d'exercer leur métier : carrés magiques, données astrologiques, calendriers, etc. Ils peuvent ainsi aider à retrouver un objet perdu, déterminer l'emplacement favorable pour construire une maison, par exemple. Dans les manuscrits, les ombiasy trouvent également la cause d'une maladie ainsi que les gestes et les techniques à mettre en place pour la soigner. Le katibo dirige les cérémonies du village. Dans ce cadre, il manipule donc des manuscrits, tels que celui présenté dans cette vitrine. Au sein du rituel en effet, le manuscrit occupe une place essentielle : il renferme les prières prononcées pendant ce rituel mais il est également un objet du culte. Pour répondre aux besoins particuliers des ombiasy, et même si les techniques ancestrales de fabrication des manuscrits continuent à se perpétuer, il est à noter que, depuis le XXe siècle, on peut trouver des copies de manuscrits dans des cahiers européens. Elles permettent aux ombiasy, lors de leurs déplacements à travers Madagascar, de ne pas endommager les manuscrits originaux, de ne pas alourdir leurs bagages. Ainsi les ombiasy ont-ils recopié le contenu des manuscrits dans des cahiers européens ou des registres de comptabilité pour se constituer des sortes d'anthologies, des aide-mémoires. Il est à noter que dans ces cahiers, l'écriture peut être arabico-malgache mais également latine. De leur côté, les katibo ne peuvent pas lire une copie mais doivent ouvrir et lire le manuscrit original. C'est uniquement celui-ci qui possède les pouvoirs nécessaires pour mener à bien le rituel. Pour les katibo, utiliser une copie sur du papier européen n'est donc pas envisageable.
Introduction à l'écriture arabico-malgache
Dans la seconde moitié du XVe siècle arrivent de nouveaux migrants musulmans dans le sud-est de Madagascar. Ils apportent avec eux des livres écrits en arabe, contenant un savoir magico-religieux. Au début du siècle suivant, ils fondent le royaume antemoro.
Ce sont ces populations islamisées qui introduisent l'écriture arabico-malgache à Madagascar. Cette connaissance ne va cependant pas rester cantonnée au sud-est de l'île mais va conduire deux royaumes à coopérer : celui de cette région antemoro et celui de la capitale, Antananarivo, où règne alors le roi Andrianampoinimerina (1798-1810). Afin d'assurer son travail de secrétariat, de l'aider dans la gestion de son royaume, de moderniser celui-ci mais aussi d'utiliser leurs connaissances magiques pour renforcer son pouvoir sacré, le roi Andrianampoinimerina fait en effet venir quelques scribes antemoro à sa cour d'Antananarivo.
Durant son règne, le roi Radama 1er,fils d'Andrianampoinimerina, va poursuivre cette collaboration et faire également appel à quelques scribes antemoro. Ils viennent à Antananarivo l'aider dans son travail de gouvernement. Ils utilisent l'écriture arabico-malgache dans les lettres diplomatiques, ils transcrivent des traités internationaux en arabico-malgache.
Cependant, le roi Radama 1er, qui occupe une place majeure dans l'évolution politique et intellectuelle malgache, souhaite moderniser le royaume de Madagascar. Érudit et maîtrisant tout à la fois l'écriture arabico-malgache et l'écriture latine, il décide que le malgache sera transcrit en caractères latins. Pour ce faire, il s'entoure des premiers lettrés malgaches, de quelques missionnaires et aventuriers français et anglais. Les règles de l'orthographe en écriture latine sont définies en 1823. L'enseignement de la lecture et de l'écriture en caractères latins est assuré grâce à l'ouverture d'écoles primaires.
Cependant, la connaissance de l'écriture arabico-malgache et des savoirs transmis par les manuscrits n'est pas pour autant perdue. Elle reste encore vivante de nos jours mais confidentielle.
Les manuscrits à contenu historique
Les premiers découvreurs de ces manuscrits ont eu immédiatement conscience de la valeur de ces documents. Dans certains manuscrits anciens, sous les lignes du texte arabico-malgaches figurent des transcriptions en latin. Celles-ci confirment que ceux qui ont découvert ces manuscrits les ont étudiés attentivement. En tant qu'écrits produits par des autochtones avant l'arrivée des Européens, ces Occidentaux espéraient en effet y découvrir des informations historiques portant par exemple sur la migration des ancêtres des populations locales. Or, les manuscrits fournissent bien des fragments d'histoire, mais des fragments romancés.
Certains textes prennent ainsi la forme de récits légendaires. Le manuscrit Hasany, ainsi que d'autres manuscrits comme le manuscrit HB6 de l'Académie des sciences d'outre-mer, décrit la traversée de l'Océan Indien par des migrants. On y voit que le texte est agrémenté du bateau sur lequel ont voyagé ces populations islamisées avant d'atteindre les côtes malgaches. De plus, figurent sur ce bateau de petits cercles représentant les voyageurs à bord. Certains des cercles sont coloriés en noir, d'autres ne le sont pas. Cette représentation des occupants permet au scribe d'expliquer comment s'est opérée la sélection de ceux qui étaient sacrifiés et jetés à l'eau sur la base d'un petit jeu mathématique de divertissement (« comptage de la Mecque » (sahabo Maka)) adapté à un récit de voyage.
Il s'agit d'une représentation mais elle illustre la circulation des motifs littéraires à travers le monde. Ce bateau, qui a probablement vogué depuis Sumatra jusqu'à Madagascar en longeant les côtes africaines, n'est pas le seul à avoir amené des migrants à Madagascar. Les ancêtres des Antemoro ne sont pas en effet arrivés en une seule migration : certains sont également venus des Comores ou de l'Afrique de l'Est. Ces différents migrants se sont intégrés à une population autochtone déjà établie dans la région.
On trouve donc certains manuscrits qui abordent les rapports conflictuels ayant émaillé les premières relations entre ces différents groupes avant que ne soit établie au sein du royaume antemoro une répartition des prérogatives entre ces différents hommes. Ainsi par exemple, ont été confiées à certains de ces groupes la gestion politique du royaume et à d'autres les responsabilités rituelles et astrologiques.
D'autres manuscrits relatent les guerres menées au XVIIe siècle par le Français La Case (Lakazy) dans la région. Celles-ci lui ont permis de soumettre les populations locales mais aussi d'obtenir des esclaves à vendre. On trouve le récit de ces expéditions guerrières dans les archives du musée militaire de Vincennes mais également dans les manuscrits arabico-malgaches. Ces deux types de sources comportent des similitudes mais n'adoptent bien sûr pas le même point de vue. Tandis que le récit de La Case a pour objet de valider le fait que l'expédition a bien été accomplie et fournit différentes informations factuelles sur son déroulement, les manuscrits arabico-malgaches indiquent la date astrologique à laquelle ces expéditions ont eu lieu, décrivent les villages brûlés, les victimes et les famines qui s'en sont ensuivi.
De plus rares manuscrits relatent l'histoire antemoro du XIXe siècle et proposent des généalogies anciennes et récentes des rois qui se sont succédé à la tête du royaume.
Par ailleurs, afin de satisfaire la demande d'étrangers à la recherche de sources anciennes, les katibo ont introduit dans les manuscrits tardifs des textes ethnographiques fournissant des explications sur les mariages, sur l'organisation sociale, etc. ou des contes en relation étroite avec les légendes portant sur les migrations des ancêtres par exemple.
En tant qu'objets patrimoniaux, certains manuscrits ont été rapportés en Europe par des missionnaires ou des administrateurs coloniaux, comme Hugues Berthier, tandis que les lettrés locaux ont écrit des livres en malgache pour transmettre le contenu des manuscrits au lectorat local.
Les manuscrits à contenu magico-religieux
Dans les manuscrits, se trouvent des éléments d'astrologie et des calendriers divinatoires sur lesquels sont indiqués les jours fastes et les jours néfastes. Des recommandations et des interdictions sont également prodiguées, voire même des prédictions.
Dans le cadre d'un mariage par exemple, les calendriers des manuscrits arabico-malgaches permettent de connaître les zodiaques compatibles et incompatibles. Dans le cas d'incompatibilités le mpanandro (« maître des jours, astrologue ») peut cependant arranger les choses grâce à des rituels, et rendre ainsi compatibles des destins qui ne le sont pas.
Le calendrier divinatoire propose pour chaque mois un nom féminin et un nom masculin pour les enfant nés au cours de ce mois. Chaque année sont ainsi indiqués noms différents pour les garçons et noms différents pour les filles. Nous trouvons ici une version moderne de ce calendrier puisque nous pouvons découvrir dans cet almanach, non pas un nom par mois mais un nom par jour pour chacun des deux sexes.
Une grande partie des manuscrits est constituée de textes médico-magiques, c'est-à-dire de la médecine magique qui permet à l'ombiasy d'expliquer l'origine de la maladie de celui ou celle qui le consulte. La maladie résulte souvent d'un mauvais sort, ou d'une action faite au mauvais moment. Soigner consiste alors à fabriquer des talismans, à proposer des remèdes par les plantes ou à indiquer les versets du Coran que le patient devra réciter un nombre de fois déterminé. Le traitement peut également cumuler ces différentes recommandations. Les carrés magiques présents dans les manuscrits ont été hérités de la tradition islamique. Pour le moment, la manière dont ils sont constitués n'a pas trouvé d'explication.
Dans les manuscrits magico-religieux sont également représentées des étoiles. Elles ont 4 ou 8 branches alors que dans la culture islamique, les étoiles ont 5 branches. Ces symboles ont donc été adaptés à la culture malgache au sein de laquelle les nombres pairs sont plus positifs que les nombres impairs.
Les médiateurs culturels
Spécialiste de la langue et de la culture malgaches, Hugues Berthier (1869-1958) voulait détenir les manuscrits en tant qu'objets témoignant de l'histoire de Madagascar. Pour cela, il a fait copier beaucoup de manuscrits par le scribe Ramanambahoaka. Il a ainsi pu étudier le contenu de ces manuscrits à partir des copies ainsi réalisées, et offrir ces dernières à l'Académie des sciences d'outre-mer où elles sont conservées (avec la cote HB, des initiales de leur dépositaire).
Différents intellectuels malgaches se sont également intéressés à ces manuscrits. Fernand Kasanga (1890-1962) et Jacques-Philippe Rombaka (1886-...) étaient des Antemoro. Ils détenaient donc des manuscrits familiaux transmis de génération en génération. L'un et l'autre savaient lire l'écriture arabico-malgache. Kasanga était un descendant des antemoro qui se sont rendus à la cour d'Andrianampoinimerina. Il a donc pu retrouver dans les manuscrits familiaux des informations sur l'arrivée de ses ancêtres à la cour d'Antananarivo et a écrit un livre à partir du contenu de ces manuscrits. Il est à noter qu'une version de ce même événement figure dans le manuscrit HB4.
Rombaka de son côté a lui aussi utilisé les manuscrits familiaux pour publier des ouvrages sur l'histoire et les coutumes antemoro locales.
Pour des raisons nationalistes et patriotiques, Rakotondrainy (1896-1991) souhaitait que le contenu de ces manuscrits ne soit pas connu uniquement des spécialistes mais qu'il soit transmis aux Malgaches. Il a pour cela créé un centre culturel, Trano Kolotoraly Malagasy - Tsimisaramianakavy, à l'intérieur duquel il a sollicité des scribes pour poursuivre le travail engagé par Rombaka ; il a fondé une imprimerie qui lui a permis de republier l'ouvrage de Rombaka et de publier les livres des lettrés antemoro Kasanga et Mahefamanana (1924-1988) ; il a organisé des réunions sur l'astrologie et le contenu historique des manuscrits pour stimuler la curiosité des intellectuels antemoro et les encourager à poursuivre la publication de l'histoire antemoro.
Pour les actions qu'ils ont menées, ces différents hommes peuvent être considérés comme des précurseurs dans la transmission des savoirs. Ils ont joué le rôle de médiateurs culturels mais également de promoteurs des savoirs et des connaissances consignées dans les manuscrits arabico- malgaches.
Sélection bibliographique
Glissements de terrain
De la tradition à la post-modernité
De l'usage de l'arabico-malgache en Imerina au début du XIXe siècle
Fianarana azo raisina momba an-dRadama rainy
Fifindra-monina
African divination systems
Fomban-dRazana Antemoro
Études sur le règne de Radama Ier
Deux dons mis à l'honneur dans l'exposition
En 2004, la bibliothèque privée du professeur Jacques Faublée est cédée par sa fille Véronique Guérin-Faublée à la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO), intégrée à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC) en 2010. Grande figure de l’enseignement...
Pour aller plus loin
Nos intervenants
Louise Ouvrard est professeur des universités en langue et littérature malgaches à l’Inalco. Elle a publié différents ouvrages dont un manuel de langue malgache et une anthologie de littérature malgache. Membre de l’équipe PLIDAM (Pluralité des Langues et des Identités : Didactique - Acquisition - Médiations), Louise Ouvrard inscrit ses recherches dans le domaine de la didactique du malgache langue étrangère. Elle travaille notamment à la constitution de corpus audiovisuels ainsi qu’à leur exploitation pédagogique.
Narivelo Rajaonarimanana est professeur émérite, membre de l'équipe PLIDAM (Pluralité des Langues et des Identités : Didactique - Acquisition - Médiations) et membre titulaire de l'Académie malgache. Il a enseigné la langue et la littérature malgaches à l'Inalco de 1982 à 2016. Il a étudié des questions d'ethno-histoire (pays betsileo du nord), de philologie et d'édition de textes (tradition manuscrite des Anakara) du sud-est de Madagascar. Il a organisé plusieurs colloques internationaux en collaboration avec l'université d'Antananarivo : ICAL 14 (2018), Le dictionnaire : de son élaboration à son usage dans un contexte plurilingue et pluridisciplinaire (2019), Pour une histoire littéraire inclusive de la littérature malgache (2022). Il a publié plusieurs ouvrages dont le Dictionnaire du malgache contemporain (Karthala, 1995), Rakibolan'ny mpianatra. Le dictionnaire des écoliers et des collégiens. Dictionnaire malgache-malgache-français et français-français-malgache (Tezaboky, IDAC et Zébu francophone, 2020).
Responsable adjointe du pôle Développement des collections, chef de l'équipe AMOMAC et chargée de collections pour le domaine Afrique
Découvrir la pastille multimédia « La BULAC vue par Nathalie Carré et Marine Defosse »