Séance du séminaire INHA/INP « Patrimoine spolié pendant la période du nazisme (1933-1945) » du 20 janvier 2021. Interventions de Sarah Gensburger (historienne, sociologue, chargée de recherche au CNRS) et Benjamin Guichard (conservateur des bibliothèques, directeur scientifique de
Ouvrages et documents spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale
La BULAC conserve plus d'un millier d'ouvrages confisqués pendant la Seconde Guerre mondiale. La plupart d'entre eux ont été déposés auprès de la Bibliothèque des langues orientales par la Commission de la récupération artistique. Le travail d'identification et de signalement mené à la BULAC s'inscrit dans un travail plus large d'étude et de documentation des fonds spoliés par les nazis présents dans les bibliothèques françaises.

Couverture d'un recueil de nouvelles en yiddish. וו. וועוויארקע, מזרח אוּן מערב | Wolf Wiewiorka, Mizreḥ un mairev [Est et Ouest]. Pariz, W. Wewyorke Yubilei-Komitet, 1936. Collections de la BULAC, BIULO HEB.III.48.
Des livres spoliés par les nazis, conservés dans les bibliothèques françaises
L’ampleur des spoliations de bibliothèques effectuées par les forces nazies durant la Seconde Guerre mondiale a été durablement sous-estimée. En France seulement, au moins 5 millions de livres et documents graphiques ont été volés à leurs légitimes propriétaires : ministères, bibliothèques slaves, personnalités des milieux radicaux, socialistes et communistes, francs-maçons. Mais c’est surtout leur lien originel avec l’antisémitisme nazi qui fait la spécificité première des spoliations nazies. À partir de la mi-1942, accompagnant la mise en place de la solution finale, les saisies touchent des millions de familles juives, dont la culture doit être détruite.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Commission de la récupération artistique est chargée d'étudier la provenance des œuvres d'art et des livres de collection retrouvés dans différents dépôts en France ou en Allemagne. En 1949, cette structure est dissoute sans avoir pu achever l'immense travail d'identification et de restitution des milliers d'objets et de documents retrouvés à la Libération. De 1949 à 1953, une Commission des choix est chargée d'attribuer à différentes bibliothèques la garde des ouvrages restés en déshérence. Après cette date, les livres non attribués sont confiés à l'Administration des Domaines qui les met en vente.
Entre 1949 et 1950, la Bibliothèque des langues orientales devient ainsi dépositaire de près de 3 000 ouvrages. L'établissement est le deuxième attributaire après la Bibliothèque nationale, une situation qui s'explique par le grand nombre d'ouvrages en langues étrangères, notamment d'Europe centrale et orientale, qui lui sont affectés en priorité. Longtemps oubliés, ces ouvrages ont fait l'objet d'une redécouverte récente à l'occasion de chantiers d'identification initiés par l'historienne et conservateur des bibliothèques Martine Poulain.
Un aperçu des ouvrages spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale conservés à la BULAC

Extrait du registre de dons de la Bibliothèque des langues orientales de l'année 1954 : la colonne consacrée aux provenances porte la mention « Récupération »
Les ouvrages spoliés déposés à la Bibliothèque des langues orientales après la dissolution de la Commission de la récupération artistique sont enregistrés dans les registres de dons entre 1954 et le début des années 1960 avec la mention « Récupération ». Alors que les archives de la Commission des choix mentionnent le dépôt de près de 3 000 documents, seuls 1 399 ont pu être identifiés à partir des registres de la bibliothèque.
Des pièces de collectionneurs orientalistes
Les œuvres d’art et les livres rares sont une des cibles privilégiées des spoliations et des enquêtes de restitutions. Plusieurs pièces de collectionneurs orientalistes sont ainsi remises à la BIULO entre 1949 et 1950.

Aleksandr Bobrovnikov (archiprêtre d’Irkutsk), Grammaire de la langue mongole, Saint-Pétersbourg, typographie du Saint-Synode, 1835. Collections de la BULAC, BIULO PB.II.437.
L’exemplaire porte le timbre de l’ambassade impériale de Russie à Pékin. Des tampons de la direction commerciale des Éditions d’État soviétiques en fin d’ouvrage laissent penser que l’ouvrage a été vendu à des collectionneurs étrangers au cours des années 1920 et 1930, époque où le régime soviétique à la recherche de devises étrangères a vendu un grand nombre de livres de prix et d’œuvres d’art pour financer son industrialisation.

Aleksandr Bobrovnikov (archiprêtre d’Irkutsk), Grammaire de la langue mongole, Saint-Pétersbourg, typographie du Saint-Synode, 1835. Collections de la BULAC, BIULO PB.II.437.
L’exemplaire porte le timbre de l’ambassade impériale de Russie à Pékin. Des tampons de la direction commerciale des Éditions d’État soviétiques en fin d’ouvrage laissent penser que l’ouvrage a été vendu à des collectionneurs étrangers au cours des années 1920 et 1930, époque où le régime soviétique à la recherche de devises étrangères a vendu un grand nombre de livres de prix et d’œuvres d’art pour financer son industrialisation.

Capitaine John Perry, Der ietzige Staat von Russland oder Moscau unter ietziger Czarischen Majestät, Leipzig, M.G. Weidmann, 1717. Collections de la BULAC, BIULO AP.VIII.135.
Traduction allemande du récit à charge des réformes et travaux entrepris par Pierre le Grand rédigé par un ingénieur britannique. L’exemplaire porte l’ex-libris de la bibliothèque privée de Kirill Anatol’evič Naryškin (1868-1924), membre de la haute-aristocratie russe et proche de Nicolas II.

Pierre Boze, Dictionnaire français et malais : contenant des dialogues familiers, Paris, Lecaudey, 1825. Collections de la BULAC, BIULO AP.VIII.150.
Il s’agit du premier dictionnaire de la langue malaise à destination du public francophone. Son format de voyage et la place donnée aux scènes dialoguées traduisent sa visée pratique plus que savante.
Des bibliothèques domestiques
Plus que les pièces de collection, les ouvrages spoliés rapatriés révèlent le pillage systématique de bibliothèques domestiques ; les volumes orientés vers la Bibliothèque des langues orientales sont très largement dominés par des publications en langues tchèque, hongroise ou polonaise publiées dans les années qui précèdent la guerre.

Hevesi András, Irén, Budapest, Cserépfalvi, [1938]. Collections de la BULAC, BIULO HON.III.195.
Figure de la scène littéraire hongroise de l’entre-deux-guerres, journaliste, romancier et traducteur, Hevesi András (1901-1940) fait ses études à Paris où il revient en exil au début de la guerre. Il s’engage comme volontaire dans l’armée française et meurt de blessures de guerre en 1940. Son roman Irène met en scène la montée des périls.

Karel Čapek, Dášeňka čili život štěněte [Dachenka ou la vie d’un chiot], Prague, Fr. Borový, [1935]. Collections de la BULAC, BIULO TCH.II.18.
Grand illustrateur et conteur ironique, Karel Čapek (1890-1938) et son éditeur F. Borový marquent profondément les arts graphiques et le monde éditorial tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres. Ses ouvrages sont encore aujourd’hui l’objet de nombreuses rééditions dans plusieurs langues.
Aspects de la vie et de la culture juives
Les premières victimes des spoliations nazies sont évidemment des familles juives – les ouvrages en hébreu ou en yiddish ne constituant toutefois qu'une vingtaine de titres. Ces derniers ouvrages sont en effet affectés en priorité à la reconstitution des bibliothèques communautaires après la Shoah.

Joël Anspach, trad., Rituel des prières journalières à l’usage des israélites, Metz, C. Grodvoll et Veuve Bloch, [1843]. Collections de la BULAC, BIULO HEB.III.357.
Cette édition bilingue hébreu-français du recueil des prières juives quotidiennes illustre l’ancienneté de l’implantation des communautés juives de France, dans l’Est et en Provence notamment, avant l’arrivée des grandes vagues migratoires issues de l’Europe centrale et orientale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Wolf Wieviorka, Est et Ouest, Paris, Comité du Jubilé W. Wieviorka, 1936.
Wolf Wieviorka (1896-1945) est un journaliste et romancier d’expression yiddish de la scène parisienne ; ce recueil de nouvelles illustre le dynamisme de l’édition en langue yiddish à Paris dans
l’entre-deux-guerres.
Des archives spoliées, puis confisquées par les Soviétiques
Parallèlement aux spoliations de biens et de bibliothèques, les archives ont également fait l’objet d’un pillage systématique, documents parfois récupérés par l’Armée soviétique et dénommés « archives trophées ». Ces fonds ont fait l’objet d’opérations de rapatriement dans leur pays d’origine après la chute de l’URSS en 1991 ; parmi ces archives, on trouvait également des fonds privés. La Bibliothèque des langues orientales a ainsi reçu en 2003 les notes de cours de russe de Marcel Lévy, élève de Paul Boyer à l’École des langues orientales avant 1914.
Pour aller plus loin, la présentation illustrée de cet ensemble d'ouvrages sur le Carreau de la BULAC (2017)
État des lieux des travaux d'identification dans les bibliothèques françaises
Depuis 2017, la BULAC participe aux travaux d'un groupe désormais placé sous l'égide de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, consacré à l'identification des collections spoliées dans les bibliothèques françaises à des fins de restitution et de documentation. Les différentes formes de dispersion des collections spoliées ayant échappé à la destruction sont désormais mieux connues, notamment le rôle joué par les ventes effectuées par l'Administration des Domaines.
Ces travaux ont ouvert la voie à un signalement des livres issus des spoliations dans les catalogues nationaux et à un travail d'enquête mené à l'échelle des différents établissements.
- BULAC
B. Guichard. « Les livres spoliés déposés à la Bibliothèque des langues orientales. Une source pour l'histoire de la destruction des diasporas d'Europe centrale et orientale en France », In : Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les nazis ? [en ligne]. Villeurbanne : Presses de l’Enssib, 2019.
- Bibliothèque nationale de France
A. Pasquignon, C. Bellon. « Les documents spoliés déposés à la Bibliothèque nationale. Les résultats d’une enquête », In : Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les nazis ? [en ligne]. Villeurbanne : Presses de l’Enssib, 2019.
« L’identification des biens spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale (extrait du rapport d’activité 2020) », rubrique du rapport d’activité 2020 [en ligne].
- Bibliothèque municipale de Lyon
B. Ravier-Mazzoco, Spoliés., blog de la BM de Lyon L’influx [en ligne], février 2020.
- Bibliothèque Forney
A.-L. Charrier, « Quête des livres spoliés à la 2e guerre mondiale, déposés à Forney », site web des bibliothèques spécialisées et patrimoniales de la Ville de Paris, juin 2020.
- Bibliothèque de l’INHA
« 1 224 documents spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale identifiés dans les collections de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art », site web de l’INHA, novembre 2020.
S. Sereno, Les documents spoliés conservés à la bibliothèque de l’INHA [en ligne], novembre 2020.
S. Sereno, « Les documents spoliés conservés à la bibliothèque de l’INHA », Bulletin des bibliothèques de France [en ligne], novembre 2020.
- Bibliothèque inter-universitaire de la Sorbonne
M.-Th. Petiot, « Les livres spoliés par les nazis déposés à la bibliothèque de la Sorbonne : une enquête en cours », La bibliothèque de la Sorbonne : 250 ans d’histoire au cœur de l’université, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021.
« Les spoliations de biens culturels perpétrées par les nazis et les autorités de Vichy sont une composante des crimes commis envers les Juifs lors du second conflit mondial. L’immense majorité des victimes de la Shoah étaient de condition modeste, et l’on a pu légitimement craindre qu’à se focaliser sur le pillage des œuvres d’art, le caractère général et systématique des persécutions dont les Juifs furent victimes entre 1933 et 1945 ne soient occulté. Cependant, trois raisons justifient l’importance particulière accordée à ce sujet et la décision de la Cour de s'en saisir. Premièrement, l'ampleur des spoliations de biens culturels demeure aujourd'hui encore largement méconnue. Deuxièmement, après la « redécouverte » de l’ampleur des spoliations dans les années 1990, l'État a mis du temps avant de commencer à restituer les biens culturels spoliés et à indemniser les victimes lorsque les biens avaient disparu. Enfin, ces biens continuent de constituer un témoignage des crimes commis durant la période 1933-1945. La Cour des comptes a ainsi souhaité dresser un bilan des processus de restitution et d’indemnisation conduits depuis la fin des années 1990. À cet égard, l’action de réparation des administrations publiques demeure inachevée. »
Cour des comptes, La réparation par la France des spoliations de biens culturels commises entre 1933 et 1945 : restitutions et indemnisations, rapport public thématique, septembre 2024.