Pratique de l'estampage en Chine : images et objets inscrits
L'exposition revisite l'estampage chinois, une technique de reproduction à l'encre sur papier, de textes et images gravés, habituellement sur pierre.
Commissariat
Lia Wei (Inalco/IFRAE) et Michela Bussotti (EFEO/UMR CCJ)
Avec la participation de Soline Lau-Suchet (BULAC), Dat-Wei Lau (EFEO) ainsi qu'une équipe d'étudiants en licence, master et doctorat de l'Inalco et de l'EPHE : Francesca Berdin, Éric Bouteiller, Marie Blondin-Dessemme, Killian Cahier, Zack Chasseriaud, Ema Demptos, Anna Le Menach, Killian Miramende, Bastien Roth, Paula Sumera, Yin Tianjie, Yuan Ye.
L'exposition
L'estampage chinois est une technique de reproduction à l’encre sur papier, de textes et images gravés, habituellement sur pierre, et plus rarement de bas-reliefs et d’objets.
Si les estampages sont connus comme supports de recherche pour l’historien ou le philologue, et comme sources de modèles pour le calligraphe, cette exposition les étudie sous un autre angle moins exploré, celui de la culture visuelle et matérielle.
Les estampages chinois sont rarement exposés en Europe : il s’agit ici d’une première tentative de leur consacrer une exposition entière, qui réunit une quarantaine d’estampages des archives de l’EFEO dont onze documents originaux, et une douzaine d’estampages découverts à la BULAC dans le cadre de ce projet.
Le parcours est organisé en sections thématiques qui commencent par introduire la fonction « classique » des estampages à travers quelques pièces emblématiques, pour ensuite s’intéresser de plus près aux estampages d’objets, aux représentations figuratives, et aux paysages.
L’exposition comporte une dimension didactique importante, car les notices accompagnant les estampages ont été rédigées en collaboration entre les organisatrices et les étudiants qui, pour la plupart, ont pu travailler directement sur les documents originaux pendant l’année 2022.
Ouverture de l'exposition le lundi 6 mars 2023 à 17h
Galerie du Pôle des langues et civilisations et vitrines du rez-de-jardin de la BULAC, du lundi au samedi, de 10h à 20h
Entrée libre
Visites guidées
Des visites guidées sont proposées par les étudiants de l'Inalco ayant contribué à la réalisation de l'exposition aux dates suivantes :
- Jeudi 9 mars à 17h (en présence de Lia Wei, co-commissaire de l'exposition)
- Mercredi 15 mars à 15h
- Jeudi 16 mars à 11h (en présence de Lia Wei)
- Mercredi 22 mars à 18h
- Jeudi 30 mars à 11h (en présence de Lia Wei)
Accès libre, rendez-vous dans la galerie du Pôle des langues et civilisations
Journée d'études, le 29 mars 2023
Pratique de l’estampage en Chine : matérialité, transmission, réception
Dans le cadre de l'exposition, une journée d'études se tiendra le 29 mars 2023 au Pôle des langues et civilisations.
Cet événement est organisé par Michela Bussotti (EFEO/UMR CCJ) et Lia Wei (Inalco/IFRAE), avec la participation de Pauline Chassaing (Institut national du patrimoine/Sorbonne Université), Jean-Pierre Drège (EFEO), Michael Hatch (université de Miami), Lyce Jankowski (Musée royal de Mariemont), Manuel Sassmann (université de Heidelberg/Académie des Sciences), Olivier Venture (EPHE), Zhang Qiang (Académie des Beaux-Arts du Sichuan).
Les spécialistes conviés présenteront des communications sur des estampages spécifiques ou des catégories d’estampages, en tenant compte de leur contenu textuel ou pictural, mais aussi de leurs caractéristiques matérielles et de la nature des surfaces estampées, ainsi que de la transmission des pièces, de leur production jusqu’à nos jours. La journée sera aussi l’occasion de faire un bilan de l’étude des estampages chinois et d’envisager d’autres perspectives de recherche.
La journée sera également accessible en distanciel.
- Lien de connexion
- ID de réunion : 839 8651 2460
- Code secret : 016887
L'exposition en ligne
Retrouvez ci-dessous les contenus de la seconde partie de l'exposition, présentée au rez-de-jardin de la BULAC.
Introduction
Qu’est-ce qu’un estampage ? À mi-chemin entre le livre et l’objet
L’estampage chinois est une technique de reproduction à l’encre sur papier, de textes et images gravés, habituellement sur pierre. À travers lui, la logique du texte gravé (plus un texte est copié plus il s’érige en orthodoxie) et les valeurs esthétiques de la calligraphie s’étendent aux répertoires de l’image et des objets, en particulier les objets inscrits. Loin d’une simple reproduction, l’estampage a connu le contact direct d’une stèle, d’un monument ou d’un objet bien souvent disparus, et vient parfois éclipser la valeur de l’original.
L’acte d’estamper, reflet en nuances d’encre du regard porté par l’estampeur, comme la manipulation de ces empreintes légères, qui révèlent encore au toucher le grain des surfaces prennent une dimension affective et tactile. Cette technique devient une expérience sensorielle et une pratique artistique en soi, qui nous ouvre les portes d’une autre histoire de l’art et d’un rapport différent à la matière.
En avril 2022, dix-sept estampages sont retrouvés à la BULAC dans une boîte en carton, sans indice de provenance. Pour la plupart, il ne s’agit pas d’estampages traditionnels - documents textuels confinés au bureau du philologue. Hybrides, ils se situent quelque part entre l’objet et le livre. Aujourd’hui, ces « fantômes d’objets » devenus pièces de collection suite à leur estampage, s’invitent dans la bibliothèque.
Les « objets inscrits » conservés à la BULAC
En mars 2023, cette exposition se propose d’étudier ces documents et de faire revivre la pratique de l’estampage. Elle souhaite mettre en valeur la transversalité de cet art, qui met en relation des terrains, des espaces institutionnels (musées, bibliothèques, bases de données) et des chercheurs parfois très éloignés dans le temps et l’espace. La comparaison de ces estampages avec des exemplaires similaires et documentés, laisse à penser qu’ils furent réalisés, puis ramenés en France, au cours de la première moitié du XXe siècle, dans le cadre d’échanges entre sinologues français et intellectuels chinois héritiers des grandes collections privées de la fin de la dynastie Qing (1644-1911).
L’estampage accompagne une révolution dans la perception du passé. Amorcée dès le XVIIIe siècle, elle repose sur la critique des sources textuelles, le renouvellement de l’esthétique des arts du pinceau, et l’élargissement du champ d’étude de la culture visuelle et matérielle du passé. L’estampage constitue le principal médium de ce « nouveau passé » au service de la modernité, et ses producteurs et usagers peuvent combiner des identités multiples : philologue, collectionneur, artisan, « artiste lettré », politicien…
La pratique de l’estampage, en particulier son application au patrimoine matériel, suscite l’intérêt et parfois l’incompréhension, car il semble inadapté aux hauts-reliefs et œuvres sculpturales. La décontextualisation opérée par l’estampage, lorsqu’une image ou un objet est extrait de son contexte physique, octroie cependant une nouvelle vie à l’objet et son inscription.
Parcours : de la stèle à l’objet
Le parcours proposé à la BULAC débute par deux formats classiques : la stèle et l’épitaphe. Deux fragments corrélés aux Classiques confucéens du IIe siècle illustrent la fonction première de l’estampage : la reproduction et la diffusion de textes fondamentaux gravés sur pierre sur commande impériale, pour servir de modèle calligraphique à l’écriture des clercs (lishu 隸書), fonctionnaires de l’empire. Les deux épitaphes illustrent le stade suivant de standardisation des supports et formes écrites (vers l’écriture régulière kaishu 楷書), à une époque où la pratique de l’estampage commence à conditionner les styles calligraphiques. Ces dalles funéraires inscrites sont de véritables monuments calligraphiques et littéraires commandés par les familles des défunts, à l’esthétique codifiée et revêtant une importante fonction sociale.
À partir de la dynastie Song (960-1279), un premier mouvement d’étude du passé –l’étude des inscriptions sur métaux et pierres (jinshixue 金石學)– s’intéresse aux vases en bronze porteurs d’inscriptions en écriture sigillaire (zhuanshu 篆書). Les lettrés estampent l’inscription présente sur le vase et, dès le XIe siècle, constituent des collections sous forme de catalogues. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la technique de l’estampage soit revisitée et traduise la matérialité des objets inscrits. Les trois estampages de bronzes inscrits retrouvés à la BULAC –un vase, une cloche, et même… un canon !– présentent de beaux exemples d’estampage composite (quanxingta 全形拓). Cette technique nécessite l’intervention d’un « maître estampeur » (tashi 搨 師 ou 拓師) qui compose une représentation de l’objet sous plusieurs angles de vue. Il varie les nuances d’encre pour rendre la profondeur et invente des méthodes pour exprimer la texture.
Parmi les estampages composites présentés, quatre exemples reflètent une progression « du plus authentique au plus artificiel » : le vase gui 簋 de l’EFEO, exposé dans la galerie, ainsi que la cloche, le canon et le gobelet tripode de la BULAC. Ces derniers comportent une proportion croissante d’ajouts de surfaces pour représenter l’objet qui finit par n’avoir d’authentique que son inscription, elle-même parfois empruntée ailleurs. On assiste alors à une redéfinition de l’authenticité où l’objet et son inscription sont complices. La validation de l’objet choisi se fait à travers l’inscription, dont l’estampage permet l’entrée dans le monde des lettres. D’autre part, l’esthétique calligraphique est redéfinie par la constitution de corpus d’écritures vernaculaires, auxquelles l’objet ancien confère une aura d’authenticité.
Pour une autre histoire de l’écriture…
Par la suite, l’estampage accepte des formes d’écriture moins prestigieuses, voire simplement fonctionnelles, sur des objets qui, à l’instar du canon, semblent parfois un simple prétexte. D’autres inscriptions, tout en ayant une fonction propitiatoire ou liée au monde funéraire, sont tracées sur des supports bien plus communs et produits en masse, telles les briques. Quatre briques portent toutes la même inscription, avec d’infimes variations. La marque du fabricant et celle d’un usager sur deux miroirs tardifs rendent compte de la vulgarisation des inscriptions sur objet ainsi que de leur reproduction. Les estampages de la BULAC incluent même un élément d’architecture : une base de pilier en pierre portant le nom de l’édifice et sa date de fondation, en l’an 338 de notre ère.
Tout au long du parcours, les différentes fonctions de l’écrit et les formes d’écriture racontent une histoire alternative de la calligraphie chinoise, où écritures ornementales, magiques et vernaculaires trouvent leur place aux côtés des monuments officiels de la tradition classique.
Fragments des « Classiques sur pierre de l’ère Xiping » (Xiping shijing 熹平石經)
Les Classiques Confucéens constituent un corpus textuel compilé principalement sous la dynastie des Han (206 AEC-220), époque où le confucianisme fut adopté comme philosophie officielle. L’histoire dynastique des Han Orientaux (Hou Hanshu 後漢書), rapporte qu’en 175, quand 46 tablettes de pierre furent érigées aux portes de l’Académie impériale à la capitale, Luoyang, chaque jour plus de mille véhicules s’y rendaient afin qu’on puisse les admirer et les copier (moxie 摹寫). Ce grand chantier épigraphique sur commande impériale visait à établir une version orthodoxe de ces textes, ainsi qu’un style calligraphique exemplaire : le style de chancellerie (lishu 隸書), aussi connu sous le nom d’« écriture des clercs » (ou fonctionnaires).
Malgré la standardisation calligraphique recherchée, il est possible de comparer ces deux fragments et d’y trouver des « mains » différentes. Le fragment BULAC EST 616 présente des caractères inscrits dans un rectangle horizontal, en quelque sorte étirés, ce qui permet de créer de l’espace entre les caractères de chaque colonne, et rend visible l’alignement horizontal des caractères. Les empattements y sont plus exagérés et les courbes plus pleines. L’autre fragment, le BULAC EST 617, présente des caractères aux dimensions plus variables, les caractères possédant un plus grand nombre de traits horizontaux ayant tendance à s’allonger verticalement. Les traits y possèdent des extrémités carrées et des enchaînements plus orthogonaux.
Des fragments des Classiques -éparpillés aujourd’hui dans des musées et collections privées à travers le monde- furent retrouvés et estampés dès la dynastie Song et pendant l’époque républicaine. Très peu d’exemplaires anciens des Classiques subsistent, mais ces estampages sont présents dans de nombreuses collections. Une autre version des estampages de la BULAC, par exemple, se trouve dans la base de données en ligne d’estampages de l’université de Kyoto. Apparemment, les fragments de la BULAC seraient un commentaire d’époque Han et non un passage des Classiques eux-mêmes. Deux feuilles conservées dans les Archives de l’EFEO, reprenant, elles, un passage des Classiques -le Yijing (易經)- sont exposées dans la galerie du Pôle des langues et civilisations.
Les Classiques de pierre sont représentatifs de la fonction première de l’estampage : rendue possible par la popularisation du papier à partir du IVe siècle de notre ère, cette technique permet de reproduire aisément la surface polie et régulière des stèles. Les estampages conservés ont pu également servir de support pour regraver les stèles détruites. C’est grâce à l’estampage que la tradition classique de la calligraphie prend forme, que ses modèles d’abord transposés sur stèle, sont diffusés grâce au papier, pour influer au cours des siècles sur les valeurs esthétiques de l’ensemble de la culture visuelle et matérielle chinoise.
L’esthétique particulière de l’écriture gravée sur pierre (épigraphie), et l’impact, sur les formes calligraphiques, des contraintes matérielles et processus de fabrication propres à la pierre, demeurent des sujets peu explorés. Si l’épigraphie semble « figer » l’écriture, elle permet aussi une attitude programmatique au niveau du choix du format, de la mise en page, de l’équilibre entre caractères ou de la forme de chaque trait. Trois acteurs se succèdent dans la transmission d’une forme : le calligraphe, le graveur et l’estampeur. Ainsi, l’estampage a pu jouer un rôle aussi bien dans la formulation des formes calligraphiques que dans leur diffusion.
Canon
L’estampage reproduit un canon en bronze de la fin de la dynastie Ming (1368-1644), ayant servi dans le complexe défensif de la Grande Muraille. Le canon se divise en trois parties : la bouche, le corps et la chambre de détonation, elle-même percée d’un trou permettant la combustion. Les cavités présentes autour de ce trou et son contour irrégulier, perceptible sur l’estampage, suggèrent une usure provoquée par les explosions.
La première inscription de dix-sept caractères en trois colonnes situe le canon sur le fort de Longmen, sur la « route du milieu », dans la zone de défense du plateau de l’embouche de la rivière Tanghe (中路隆門关堡 / 湯㳀口北台防 / 御铜 盏口砲). La seconde inscription de six caractères donne son numéro de série, le 43e canon de ce fort (宣前四十三号). L’incision des caractères a été faite après la fonte, directement sur la surface courbe de l’objet, d’où l’inclinaison visible de chaque trait. Ces inscriptions sont de trop piètre qualité pour avoir été réalisées à des fins de diffusion d’un style d’écriture, bien qu’elles puissent répondre aux goûts d’un collectionneur d’écritures vernaculaires.
Les textes inscrits sur les armes peuvent commémorer un événement, lié par exemple à l’usage du canon, ou donner des informations descriptives sur leur typologie ou leurs dimensions. Dans le cas présent, l’inscription s’apparente à un numéro d’inventaire permettant de localiser précisément l’objet au sein d’une série défensive, ainsi que son lieu de stockage.
Dans cette reproduction estampée, le canon est trop large pour sa taille, proche d’un canon à main, et trop court pour l’utilisation défensive suggérée par les inscriptions : il mesure 27,2 cm de longueur. L’estampage n’est pas donc à l’échelle 1:1. Le rétrécissement opéré aurait facilité l’inclusion d’un tel estampage dans un album, par exemple. Nous sommes en présence d’une représentation, plutôt qu’une reproduction fidèle de l’objet. Les surfaces encrées semblent avoir été tamponnées, peut-être en utilisant un pochoir pour obtenir ces contours réguliers. Un encrage plus léger et homogène a été utilisé pour figurer l’intérieur du canon, et une nuance plus sombre pour ses rebords et les cerclages qui consolident le corps. Ainsi, seules les zones porteuses d’inscriptions et la bouche de combustion ont été réellement estampées.
L’auteur de l’estampage et les circonstances de son arrivée dans la collection de la BULAC restent inconnus. Cependant, une autre version estampée de ce même canon est conservée par la Bibliothèque nationale de Taiwan, et reproduite ci-contre à des fins de comparaison. Le canon est ici encore plus petit que celui de l’exemplaire de la BULAC : 26,8 x 10,8 cm. L’un des deux sceaux présents sur cette version indique que l’estampage a été réalisé par l’institut de recherches de l’université de Pékin fondé en 1921 (北京大學研究所傳拓金石之記), une collection de référence pour l’étude des inscriptions sur métal et sur pierre (jinshixue 金石壆).
Épitaphes
La BULAC possède deux estampages d’épitaphes (muzhiming 墓誌銘), dalles de pierre carrée accompagnant le défunt dans sa tombe, avec un texte à portée biographique. D'autres versions estampées de ces inscriptions existent à Harvard et l'université du Zhejiang et, selon la base des données des épitaphes de cette dernière institution, les dalles auraient été déposées à l’université de Pékin, mais une seulement s’y trouverait encore avec certitude.
Les estampages d’épitaphes, médiums d’étude du développement de la calligraphie chinoise, ont été pratiqués dès la fin des Dynasties du Nord, vers le VIe siècle. Les écrivains et calligraphes professionnels requis pour la composition sur commande de ces monuments sont mentionnés dans certaines épitaphes comme hommes de lettres (wenshi 文士), érudits (wenru 文儒) ou scribes (moke 墨客). Le prix de ces réalisations dépendait de la longueur et de la qualité calligraphie du texte, pour lequel il fallait également trouver un habile graveur. La première fonction de ces documents se situait dans la sphère privée : l'estampage permettait aux membres de la famille d'avoir une version portative et consultable du contenu du texte. Leur seconde fonction est d'ordre social et publique : passer commande auprès d’un calligraphe et d’un graveur pour une épitaphe à l’esthétique codifiée et raffinée était un moyen pour les familles de consolider leur position sociale, montrer leur richesse et la qualité de leur réseau, en faisant l’éloge du défunt et par conséquent celle de sa descendance.
La grande épitaphe appartient au duc Mu Shao 穆紹 (480-531), haut fonctionnaire et grand militaire ayant vécu sous les Wei du Nord (386-534), enterré à Luoyang, dans la province du Henan. Cette provenance est intéressante car les épitaphes adoptent un format dit « standard » précisément à cette époque, après le déplacement de la capitale impériale des Wei à Luoyang en 494. L’estampage reproduit la face inscrite de l’épitaphe, mais également ses côtés décorés de motifs de feuilles et nuages, d’une dizaine de centimètres de largeur. La dalle fut retrouvée en 1922. Il manque ici le couvercle de pierre qui recouvrait et protégeait l’inscription. Le texte comporte une préface biographique en prose suivie d'une élégie rimée en vers tétrasyllabiques commémorant la vie du défunt. L’utilisation d’un quadrillage permet sa répartition homogène : les 1 155 caractères, en petite écriture régulière (xiaokai 小楷), présentent des dimensions et un espacement identique. Cette composition régulière et la finesse d'exécution des caractères constituent une démonstration d'habileté du calligraphe et du graveur, ainsi que, par après, celle de l’estampeur.
La petite épitaphe, retrouvé à Luoyang, commémore Guo Xiu 郭休, haut fonctionnaire des Sui (581-618) qui décéda en 602. Bien que seulement soixante-dix ans séparent les deux épitaphes, ils diffèrent par leur forme littéraire et calligraphique. Parmi les 258 caractères du deuxième, principalement exécutés en style de chancellerie ou écriture des clercs (lishu 隸書), se glissent certains caractères en style archaïsant, proche de la petite écriture sigillaire (xiaozhuan 小篆), mais, comme pour le caractère 明 ming (septième caractère de la quatrième colonne à partir de droite), avec une insistance particulière sur la dimension pictographique de l’écriture. L’estampage du couvercle de cette épitaphe, neuf caractères en écriture sigillaire (大隋處仕郭君墓誌銘), est conservé à l’université du Zhejiang.
Cloche
Cet estampage reproduit une cloche en bronze de type « cuó » (cuózhong 虘鐘), inscrite en deux colonnes de six caractères sur la partie centrale. Le texte invite à employer la cloche pour manifester sa piété filiale (xiao 孝), présenter des offrandes au temple des ancêtres, ou réjouir des invités.
用追孝于己白(伯)
用 (享)大宗,用濼(樂)
Ce texte devait courir sur trois cloches ou plus. Celles-ci, de taille différente, étaient suspendues à une structure de bois au moyen du trou de suspension rectangulaire visible en haut de l’estampage, et formaient un carillon (bianzhong 编钟). Les collections de l’Academia Sinica conservent un autre estampage de cette cloche, accessible sur leur base de données d’inscriptions sur bronze de l’époque pré-impériale (殷周金文暨青銅器資料庫). L’estampage y est associé à une pièce connue, actuellement conservée au Musée d’art et d’archéologie Arthur M. Sackler de l’université de Pékin (北京大學薩克勒博物館). Elle serait datée de la phase moyenne des Zhou occidentaux (1046–771 AEC).
À la différence de l’exemplaire retrouvé à la BULAC, de provenance inconnue, l’estampage de l’Academia Sinica est signé, daté et commenté : il nous plonge dans l’histoire de la circulation de ces objets et de leurs collectionneurs et connaisseurs. Son inscription est calligraphiée en 1923 par le paléographe Ke Changsi 柯昌泗 (1899-1952), commentateur des « Propos sur (les inscriptions sur) pierre » (Yushi 語石, 1909), première étude dédiée aux inscriptions sur pierre. Il précise que le texte présent sur la cloche est un extrait d’une inscription plus longue, dont une partie se trouvait sur une autre cloche collectionnée par un certain Ding Fengyi 丁馮翊, qu’il qualifie respectueusement de « maître ».
La comparaison des deux estampages montre des variations évidentes dans la forme générale de l’objet, ses contours, et la manière dont s’y agencent les différentes zones décorées. Il s’agit dans les deux cas d’un estampage composite (quanxingta 全形拓), réalisé en plusieurs étapes :
- Dans un premier temps, l’estampeur aura dessiné les contours de la cloche vue de face, en exagérant la courbe de son ouverture et en adoptant une vue « plongeante » sur la partie supérieure de la cloche : voici le patron de l’estampage.
- Dans un second temps, il aura estampé sur une même feuille des zones de l’objet se situant sur un même plan, en respectant les contours de son patron : l’inscription centrale, les quatre registres décorés de spirales symétriques, la partie basse de la cloche, également ornée au centre d’agencements de spirales symétriques. L’extrémité des dix-huit protubérances décoratives qui jouxtent l’inscription centrale attire l’attention : certaines ont percé la feuille de papier, fragilisée par l’humidité nécessaire à l’étape où elle vient « mouler » les incisions et reliefs de l’objet. Sur l’extrémité supérieure de la cloche, le trou de suspension rectangulaire semble fidèlement estampé, mais le seul élément décoratif vaguement reporté sur l’estampage est bien celui qui se trouve face à nous.
- Dans un troisième temps, il aura fallu adopter un autre angle d’approche, pour estamper la partie supérieure de la cloche : la décoration reproduite ici est manifestement incomplète et peu adaptée à la perspective choisie.
- La dernière étape consiste en un tamponnage délicat des contours de l’objet et un remplissage des parties vides, soit en recréant une surface artificielle, soit en empruntant encore à l’objet certaines parties qui conféreraient à la reproduction l’effet intéressant d’une patine.
Vase de type jue 爵
Le vase de type jue 爵 est l’un des premiers types de vase en bronze coulé dans un assemblage de moules, qui fut utilisé en contexte rituel à partir de la dynastie Shang (1600-1046 AEC). Ce tripode destiné aux libations de boissons fermentées possède un bec et une queue (pour y faire contrepoids), une anse et deux protubérances arrondies au sommet, servant à soulever le gobelet du feu.
Le vase ici estampé, d’environ 23 cm, présente une surface dépourvue d’ornementation. Seuls trois caractères X父已, placés juste sous l’anse, dédient l’objet à un père (ou un ancêtre) dont l’emblème (zuhui 族徽) n’est pas identifié ; le dernier caractère semble un peu tronqué. L’inscription n’est pas répertoriée dans les catalogues anciens ni dans les bases de données récentes.
Il est possible qu’une fausse inscription ait été ajoutée à un jue authentique. À l’inverse, le récipient a pu également être estampé à partir d’une copie récente d’un jue – les vases archaïsants en bronze ou d’autres matières étant une partie importante de la production artisanale entre les XIIe et XIXe siècles – ou avoir été créé de toutes pièces. L’inscription, empruntée ailleurs, serait alors le seul élément authentique de cet estampage. Un détail vient contredire l’hypothèse d’un objet inventé de toutes pièces : sur trois côtés, la zone où se trouve l’inscription estampée est découpée, mais sur le côté gauche elle est rattachée à la feuille de papier. Ce détail pourrait laisser penser que l’estampeur a épousé la forme du vase, en passant le papier sous l’anse afin d’atteindre les trois caractères...
La représentation estampée que nous avons sous les yeux n’a pu être obtenue par une seule application de la feuille de papier sur un récipient tridimensionnel. On y voit l’intérieur du vase, le dessous de l’anse et les trois pieds, comme si l’objet était observé d’au moins trois points de vue différents. Cette approche multiple de la perspective n’est pas sans rappeler la représentation du paysage en peinture, un paysage où l’on doit pouvoir se promener… Différentes nuances d’encre tamponnée, du plus clair (à l’intérieur du vase) au plus sombre (sur l’anse et le contour du bec), accentuent les effets de profondeur et la différenciation des plans. L’art de l’encre a aussi permis d’exprimer la texture : sur toute la surface du vase, un effet de corrosion a été imité au moyen de papier chiffonné ou d’une éponge.
Cet estampage témoigne de la grande liberté prise par l’estampeur par rapport à la réalité matérielle des objets anciens et l’étude paléographique des inscriptions, sans se départir de l’aura d’authenticité conférée par le médium. L’objet inscrit, estampé, nous est donné à voir sous tous les angles, et dans une matérialité traduite en nuances et textures d’encre. Loin de se limiter à une technique de reproduction, l’estampage se révèle être une véritable pratique artistique.
Deux briques à maxime et une brique à date
Ces estampages reproduisent trois briques, de provenance inconnue. Les briques inscrites classiques -décrites dans la littérature sous les termes « briques à maxime » (jiyu zhuan 吉語磚) et « briques à date » (jinian zhuan 紀年磚)- sont collectionnées par les amateurs d’épigraphie pour la grande diversité et la qualité ornementale des graphies, apparentées aux motifs géométriques. Perçues comme auspicieuses en raison du contenu de leurs maximes, elles finissent par trouver leur place dans les intérieurs des collectionneurs lettrés, converties en pierres à encre ou en vases à fleurs.
Les deux briques à maxime portent la même inscription « Propice aux générations futures » (chang yi zi sun 長宜子孫), et datent probablement de la dynastie des Han (206 A.E.C. – 220 E.C).
La troisième, probablement incomplète, est légèrement plus petite ; elle comporte deux inscriptions dont une maxime et une date : « Première année de l’ère Tianping » (Tianping yuannian 天平元年), soit 534, le tout début de la dynastie des Wei de l’Est (534-550). Une brique en tout point similaire est présentée sur un blog chinois, dont l’auteur affirme qu’elle est conservée au musée national de Corée du Sud. Si l’information est juste, bien que le catalogue du musée ne signale aucun objet correspondant, la partie de la brique au-dessus de l’inscription, non reproduite dans l’estampage BULAC EST 621, porterait un motif d’oiseaux.
Ces briques proviennent de tombes à chambre à briques. Elles étaient posées sur leur face, laissant apparaître la tranche, souvent décorée. Les maximes sont incluses dans un décor géométrique, dont le sens probablement symbolique a été perdu. La fonction décorative va au-delà de la brique seule, toute (ou partie de) la surface des murs étant décorée de briques identiques. L’intérieur de la chambre était ainsi recouvert d’une décoration répétant « en boucle » la maxime, avec une fonction double, à la fois esthétique et magique. Les briques à dates sont plus rares et ne comptent qu’une ou deux unités par tombe. Elles sont apparues plus tardivement pour dater la construction de la chambre funéraire et parfois identifier le commanditaire ou le constructeur de la tombe.
En plaçant la feuille de papier à cheval sur l’arête de chacune de ces briques, l’estampeur a fait preuve d’originalité, en capturant à la fois la tranche décorée de la brique et sa face non décorée. À l’époque de sa fabrication et de son utilisation en contexte funéraire, cette dernière n’était pas destinée à être visible. Les faces sont recouvertes de l’empreinte d’un tissu ou d’un support temporaire qui permettait la manutention durant le séchage des briques avant leur cuisson. Sur l’estampage, cependant, sa texture striée occupe l’essentiel de l’espace visuel. C’est également grâce à la présence de cette face non décorée que nous notons le tenon sur l'estampage BULAC EST 610 qui montre un mode d’assemblage fréquent des briques de l’époque, à l’aide de tenon et de mortaise, plutôt que l’usage du mortier.
Miroirs
Les deux estampages reproduisent le dos de deux miroirs en bronze tardifs de la dynastie Song (960-1279), la face réfléchissante du miroir étant, elle, lisse et polie.
Le miroir carré (BULAC EST 623) n’est pas décoré. Outre son contour simple mais élégant, c’est l’inscription en deux colonnes de six caractères qui aura suscité l’intérêt de l’estampeur et du collectionneur. Gravée dans le moule avant la fonte de l’objet, elle se porte garante de la qualité et de la valeur commerciale de l’objet : « Véritable (sic) miroir en bronze [fabriqué par] Shi Nian ‘deuxième oncle’ [originaire] de Huzhou » (zhenzheng Huzhou Shi Nian ershu qintong zhaozi 真正湖州石念二叔青銅照子). Sous les Song, la famille Shi 石 tenait l’une des plus prestigieuses fonderies privées de miroirs de Huzhou, dans la province du Zhejiang. Des miroirs portant cette même signature, ou des signatures d’autres membres de cette famille, ont été retrouvés aux quatre coins du pays. L’inscription tient autant lieu de signature d’artisan que de marque d’authentification d’une production qui était probablement largement copiée.
Le miroir à six lobes (BULAC EST 611) est orné d’un décor floral, dont la finesse contraste avec les inscriptions gravées à la hâte sur son pourtour, dans une calligraphie peu soignée. Ciselée après la fonte de l’objet, cette inscription de cinq caractères fournit les informations suivantes : « Pour usage officiel dans le comté de Xiajin (actuelle municipalité de Dezhou 德州 dans la province du Shandong) » (Xiajin xian guan yong 夏津縣官用). Ce type d’inscription semble assez fréquent, comme en témoigne le miroir en bronze exposé, qui porte, sur le bord du côté gauche une inscription en tout point similaire. Ce dernier est relativement fin, une particularité des miroirs tardifs, liée à une pénurie de bronze. On y distingue un trou de suspension ou de fixation.
Les inscriptions présentes sur les deux miroirs, clairement mises en valeur par l’estampage, servent donc deux fonctions bien distinctes : l’une associe l’objet à son producteur, l’autre à son usager. Par ailleurs, étant donnée la relative sobriété des motifs estampés, réduits pour ce qui est du miroir de format carré à son simple contour, l’inscription contribue à étoffer la valeur de l’objet et de son estampage.
Estampages chinois des Archives de l’EFEO
Nouvelles approches de recherche
La pierre et le pinceau
Un film de Marie-Françoise Plissart
Ce film a été tourné en 2010-2011 à Chongqing, dans les provinces du Sichuan et du Shandong, et à Pékin. Il montre le processus d’estampage sur le terrain, en suivant Lia Wei et Zhang Qiang dans leur travail de terrain dans les tombes taillées dans la roche de la dynastie des Han de l'Est (2e au 3e siècle de notre ère) et l’épigraphie bouddhique des dynasties du Nord (6e siècle de notre ère).
Un film de Marie-Françoise Plissart
Nos intervenants
Lia Wei, maître de conférences en histoire des arts de la Chine à l'Inalco et chercheuse à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), s’est initiée à l’estampage dans le cadre de ses recherches sur l’art funéraire Han et l’épigraphie médiévale, dans le prolongement de son apprentissage des arts du pinceau et de la gravure de sceaux. Elle s’intéresse à la dimension créative et transdisciplinaire de cette pratique, à cheval entre philologie et étude des cultures visuelle et matérielle. Depuis 2018, elle s'est lancée dans l’organisation d’ateliers, expositions et rencontres académiques autour des pratiques antiquaires en Chine, un projet intitulé Lithic Impressions 新金石學計畫.
Michela Bussotti est directeur d’études de l’EFEO affiliée à l’UMR CCJ (EHESS-EPHE), spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition dans la Chine impériale tardive. Ses recherches portent surtout sur l’histoire du livre, de l’illustration et de l’édition en Chine, ainsi que sur les techniques d’impression du chinois. Elle s’intéresse aussi à l’histoire locale, notamment de la région de Huizhou (Chine centrale), pour la période impériale tardive : dans ce cadre elle a co-organisé le Workshop on Local Primary Sources on Late Imperial China (900-1900). Elle a participé à des programmes de recherches sur les estampages, la statuaire religieuse et les compilations généalogiques en Chine centrale, qui ont donné lieu à des bases de données en ligne sur le site de l’EFEO ; sa base des données sur les généalogies de Huizhou est également en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de Chine.
Responsable adjointe du pôle Développement des collections et chef de l'équipe Asie de la BULAC de 2016 à 2024. Ccommissaire de l'exposition À la recherche des manuscrits naxi (2015).
Dat-Wei Lau est chargé de collections à la bibliothèque de l'École française d'Extrême-Orient. Il a auparavant été chargé de collections pour le domaine chinois et chef de l'équipe Asie de la BULAC de 2008 à 2013.