Un chercheur « embarqué » dans les coulisses de la BULAC
Les travaux de recherche de Jean-Charles Coulon portent sur la littérature magique de langue arabe du Moyen Âge, un domaine sur lequel travaillent peu de chercheurs en France. En 2011, l'ouverture des portes de la BULAC arrive à point nommé alors qu'il entame les deux dernières années consacrées à la rédaction de sa thèse de doctorat. Il constate que sa façon de travailler sera considérablement modifiée en fin de thèse par l'accès nouveau aux collections de la salle de lecture en lui offrant notamment la possibilité de flâner dans les rayonnages. En 2013, après sa soutenance, il est recruté par la BULAC au poste de chargé de fonds pour le domaine arabe et raconte l’envers du décor. Il parle avec un grand intérêt de sa découverte des arcanes de la bibliothéconomie, de l’histoire de la constitution des fonds et des « trésors enfouis » auxquels il a eu accès. Rencontre avec un jeune chercheur « embarqué » dans les coulisses de la BULAC.
Entretien
CM
Clotilde Monteiro
responsable de la
Communication institutionnelle
JCC
Jean-Charles Coulon
Chargé de recherche au CNRS
CMPouvez-vous retracer les grandes lignes de votre parcours universitaire depuis votre master ?
JCC J’ai commencé mes études par deux années de classe préparatoire au concours de l’École nationale des Chartes. À la suite de ces deux années, j’ai poursuivi mes études en licence d’histoire, puis à partir du master en histoire du monde islamique médiéval, en débutant en parallèle un diplôme universitaire d’études arabes. J’ai poursuivi ce double cursus jusqu’au doctorat que j’ai inscrit en histoire, et qui au bout de trois ans a été réinscrit en histoire et en études arabes à l’université Sorbonne-Paris IV.
CMPour quelle raison avez-vous souhaité réinscrire votre doctorat en histoire et en études arabes ?
JCC Je me suis inscrit en thèse de doctorat en 2007, en histoire du monde islamique médiéval, sous la direction de Ludvik Kalus. Très rapidement, j’ai pu constater que l’étude des textes arabes à partir des manuscrits était fondamentale. J’ai donc demandé une co-direction, avec Abdallah Cheikh-Moussa, professeur à l’université de Sorbonne-Paris IV. Tous deux m’ont permis de mener cette thèse, à la Sorbonne, en études médiévales et en études arabes. L’étude de l’histoire médiévale ne peut se faire indépendamment des sources qui sont des textes manuscrits qui nécessitent donc une étude approfondie en philologie et en codicologie. L’étude des mots et surtout de l’histoire des mots s’est imposée, l’arabe médiéval étant très différent de l’arabe d’aujourd’hui. Ces études particulières sont donc requises pour pouvoir appréhender pleinement des textes écrits au Moyen Âge, afin de comprendre comment et par qui ils furent composés, comment et par qui ils étaient lus et quel était leur sens dans le contexte de l'époque.
Jean-Charles Coulon est historien médiéviste et arabisant, chargé de recherche à la section arabe de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT) du CNRS et directeur de la revue Arabica.
Livres, articles de revues, chapitres d'ouvrages et autres publications
Le Monde des Djinns, le carnet de recherche de Jean-Charles Coulon
« Jean-Charles Coulon, La magie en terre d’islam au Moyen Âge », par Julien Véronèse : « Issu d’une thèse de doctorat très remarquée soutenue en 2013, le livre de Jean-Charles Coulon vient combler de manière magistrale un vide historiographique... » Lire la suite...
« Le mystérieux Livre de Sharāsīm l'Indienne » : Canal-U
La découverte d'un texte apocryphe
CMVotre thèse porte sur La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier ce corpus en particulier ?
JCC C’est un ensemble de textes attribués à un cheikh soufi appelé al-Būnī, mort en 1225 ou 1232, et qui est devenu le prête-nom de toute une littérature magique extrêmement importante, diffusée jusqu’à aujourd’hui partout dans le monde arabe. Le projet de départ de la thèse était de faire une édition critique du principal ouvrage qu’on lui attribue, le Shams al-maʿārif [Le Soleil des connaissances], qui est un traité très connu, puisqu’il est très diffusé, mais dont l’histoire était relativement méconnue. Au cours de ma thèse, j’ai pu voir que ce texte était sans doute un apocryphe composé plus tardivement à partir d’œuvres authentiques d’al-Būnī. Ce constat m’a poussé à me plonger dans l’histoire des sciences occultes islamiques, afin de comprendre au mieux l'histoire de ce texte
CMLe fait que ce texte soit un apocryphe représente donc une découverte importante ?
JCC À la fois oui et non. On savait que ce texte avait une histoire très complexe puisqu’il en existe plusieurs versions. Sa version longue, Shams al-maʿārif al-kubrā [Le Grand Soleil des connaissances] est la plus largement diffusée aujourd’hui. De nombreux chercheurs avaient déjà signalé la présence de nombreux anachronismes dans ce texte et avaient établi qu’il ne pouvait pas être attribué à al-Būnī. On pensait que la version la plus courte devait être authentique, c’est donc à partir de ce constat que je me suis intéressé à cette version courte, supposément authentique. J’ai pu démontrer dans mon travail qu’elle ne l’était pas non plus. Al-Būnī a bien écrit un texte qui s’appelle Shams al-maʿārif mais qui, en réalité, n’a rien à voir avec le Shams al-maʿārif [Le Soleil des connaissances], tel qu’on le connaît aujourd’hui, une œuvre un peu plus tardive qui lui a été attribuée à tort.
Une thèse qui comble un vide historiographique
CMPour quelle raison avez-vous décidé d’étudier l’histoire de la magie et des sciences occultes ?
JCC Cette thématique m’avait déjà interpellé lorsque j’étais étudiant dans un cadre plus général de l’histoire médiévale et moderne. Elle m’avait permis d’explorer les marges de la religiosité, la magie étant souvent définie en opposition à la science ou à la religion dans les études anthropologiques « traditionnelles ». Et en commençant à m’intéresser à l’histoire du monde islamique, j’ai pu voir qu’il y avait une tradition magique particulière, grâce à quelques études anthropologiques datant de l’époque coloniale et à quelques travaux plus récents d’ethnologues, mais qui se concentraient plutôt sur la tradition talismanique africaine, tels que ceux de Toufic Fahd, de l’université de Strasbourg, qui a publié La Divination arabe, une immense somme dans laquelle il traite des sciences occultes de manière générale. Constatant l’absence de travaux d’historiens médiévistes, cela m’a convaincu d’aller explorer ce phénomène, alors peu connu et assez peu reconnu dans la recherche. Je me suis donc engouffré dans ce vide historiographique, et ce travail a constitué l’aventure de la thèse.
CMVotre thèse est donc la première publiée en France sur ce sujet ?
JCC En effet, avec une perspective vraiment historique. Si on exclut La divination arabe de Toufik Fahd, qui, comme je l’ai dit, porte sur la divination, mais qui traite aussi des sciences occultes.
CMCombien de chercheurs êtes-vous à travailler sur ce domaine en France et dans le monde arabe ?
JCC En France, nous ne sommes pas très nombreux, en particulier sur les sciences occultes islamiques. Les chercheurs travaillant sur les sciences occultes médiévales de manière plus générale sont un peu plus nombreux. Mais les choses commencent à changer et nous sommes de plus en plus nombreux à explorer l’histoire des sciences occultes dans l’histoire du monde musulman. Il y a eu une véritable prise de conscience ces dernières années qu’il ne s’agissait pas de sciences marginales et de second plan, mais d’un pan très important du savoir, aux époques médiévale et moderne.
La place prépondérante des sciences occultes dans les savoirs médiévaux
CMQuel était le statut des sciences occultes à l’époque médiévale ?
JCC Le statut de ces sciences occultes au Moyen Âge est très ambigu. C’est un des éléments importants que je développe dans ma thèse, à savoir que pour les anthropologues qui s’étaient penchés sur ces questions au début du XXe siècle, il s’agissait de pratiques très populaires qui ne concernaient pas les élites savantes. J’ai pu au contraire démontrer dans ma thèse que beaucoup de traités de sciences occultes médiévaux étaient composés à la cour de souverains, et étaient même parfois destinés à des souverains ou des personnalités de la cour. De fait, ces sciences occupaient une place prépondérante dans les savoirs médiévaux et au sein des cours princières émirales ou sultaniennes.
CMCe recours aux sciences occultes par les puissants était-il officiel et connu de tous ?
JCC De nombreux souverains avaient à leur cour des spécialistes des sciences occultes. Certains sultans mamelouks avaient, par exemple, recours à des cheikhs de confréries soufies versés dans ces sciences occultes afin de guérir un enfant ou un proche malades. De nombreux ouvrages de sciences occultes correspondent à des commandes des souverains, dédicacés à leur attention. Les deux traités de sciences occultes composés par un certain al-Djawbarī, au XIIIe siècle, à la cour des Arṭuqides, montrent la tension entre les milieux de pouvoir et certains milieux dits populaires. Le premier de ces traités est un manuel répertoriant les fraudes, arnaques et autres escroqueries. L’auteur y dénonce les soi-disant professionnels et tous les charlatans qui se font passer pour de grands occultistes ou qui prétendent être détenteurs de pouvoirs ou de connaissances occultes. Son autre traité, qui ne nous est pas parvenu, mais dont nous avons une idée du contenu, est au contraire un traité de magie et de sciences occultes. Dans l’introduction du premier ouvrage, l'auteur précise de quelle manière il s’est formé, les ouvrages qu’il a lus, ceux qu’il faut absolument lire pour s’initier à ces arts occultes et être en mesure de déceler les fraudes. Il ne remet donc pas du tout en cause l’efficience des sciences occultes et leur importance. Il souhaite, en revanche, prévenir ses lecteurs contre les tentatives d’arnaque, de charlatanisme et de mésusage de ces sciences.
CMEst-ce que les puissants s’appuyaient sur ces sciences occultes pour exercer leur pouvoir ?
JCC
C’est très difficile à déterminer dans la mesure où la conception du savoir n’était pas du tout la même qu’à notre époque. De plus, on ne connaît les milieux de pouvoir et leurs activités que par le biais de chroniques historiques ou de récits officiels, aux contenus très contrôlés. Mais beaucoup de textes sont à étudier, car très peu d’entre eux aujourd’hui sont édités scientifiquement, traduits ou analysés. Un immense continent reste à découvrir avec cette littérature magique de langue arabe du Moyen Âge.
Cheminer avec la BULAC...
CML’ouverture de la BULAC a-t-elle entraîné des changements particuliers dans vos activités de recherche au quotidien ?
JCC La BULAC a ouvert en 2011 alors que je préparais mon doctorat, je l’ai donc beaucoup fréquentée dans les dernières années, au moment de la rédaction de la thèse, ce qui m’a énormément aidé. Pour la première fois, j’avais à ma disposition dans les rayons de la salle de lecture un nombre conséquent d’ouvrages. Quand je faisais une pause, j’avais la possibilité de flâner dans les rayonnages de la salle de lecture. Je suis ainsi tombé sur de nombreux livres dont je ne soupçonnais pas l’existence et qui, parfois, m’ont donné des pistes de recherche ou des informations que je n’aurais jamais trouvées par ailleurs. Cela m’a fait prendre conscience de l’importance de ces collections pour la recherche. Auparavant il fallait commander les ouvrages qui étaient en magasin, une bonne connaissance du fonds était donc requise pour être en mesure d’en apprécier le contenu. J’ai pu constater que ma façon de travailler en fin de thèse s’était considérablement modifiée avec l’ouverture de la BULAC.
CMVous avez été embauché par la BULAC, après votre soutenance, en tant que chargé de domaine pour les collections arabes, qu’avez-vous appris ou découvert en fréquentant les coulisses de la bibliothèque et en devenant pendant un temps un professionnel de la documentation ?
JCC Mon arrivée à la BULAC, en tant que chargé de fonds pour le domaine arabe, m’a permis d’appréhender une tout autre dimension de la bibliothèque et notamment de prendre la mesure de tous les trésors enfouis. J’ai pu constater à quel point ce qui est en rayon n’est qu’une part minime des collections dont la majeure partie est conservée dans les magasins, mais également tout ce qui est en attente de catalogage et tous les ouvrages qu’il est possible de faire venir et de commander pour enrichir les collections. Donc, à partir de là, la BULAC a pris à mes yeux une dimension tout autre. J’ai également compris l’importance du rôle de la bibliothèque pour le développement du champ de recherche des études arabes et islamiques d’une manière générale.
CMEn tant que chercheur, quel regard portez-vous désormais sur ce travail de bibliothécaire ?
JCCLe fait d’être un chercheur un peu intrus dans les coulisses de la BULAC a été une expérience très intéressante. Je me suis tout d’abord initié à la bibliothéconomie, la gestion et la constitution des fonds. Cela m’a également permis de me cultiver sur l’histoire de ces collections. En étant de l’autre côté de la barrière, on a accès à une masse d’informations dont ne dispose pas le public. Mais cette expérience m’a aussi montré toute l’importance de recruter même ponctuellement des bibliothécaires bien formés dans les disciplines pour poursuivre l’enrichissement des fonds de façon pertinente afin de répondre aux besoins des chercheurs. La production écrite dans les pays arabes est extrêmement importante, mais elle est relativement peu accessible d’une manière générale, puisqu’il y a assez peu de librairies, et peu de fournisseurs. Les frais d’expédition étant élevés, seules les bibliothèques peuvent acheter de façon suivie cette production. À la BULAC, comme dans la plupart des bibliothèques spécialisées, il est possible de consulter un grand nombre de sources en arabe, qu’il est parfois difficile, voire impossible, d’obtenir autrement. J’ai pu voir combien les achats courants de nouveautés dans ces collections étaient vraiment essentiels pour permettre à nos disciplines de se développer. J’ai également pris la mesure du rôle cardinal du bibliothécaire qui réalise des commandes d’ouvrages pertinentes, puis les catalogue, et les rend visibles et accessibles au public via le catalogue en ligne.
CMQuels ont été selon vous vos apports en tant que chercheur dans ce travail de bibliothécaire ?
JCC Lorsque j’effectuais des achats, j’ai pu déceler des angles morts ou des axes qui avaient été trop peu développés de manière générale dans les études arabes. J’ai ainsi pu enrichir les collections dans certains domaines. Je pense par exemple à la collection des Épîtres des Frères de la pureté (Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafāʾ) éditées par l’Institut d’études ismaéliennes. J’ai pu mener une politique d’acquisition très large pour être à la fois exhaustif sur ses nouvelles éditions et traductions, mais également sur l’ensemble des études qui avaient été publiées et qui parfois pouvaient manquer sur ce texte de référence.
CMVotre expérience de bibliothécaire est-elle venue modifier vos pratiques de chercheurs ?
JCC Mon passage à la BULAC a en fait beaucoup changé ma façon de travailler avec les sources et les études. Je trouve plus facilement les sources ou les ouvrages que je cherche. Le fait de comprendre le fonctionnement de la bibliothèque de l’intérieur m’a permis d’être plus efficace dans mes recherches, en changeant mes méthodes. Cette expérience m’a également beaucoup appris sur le monde éditorial. J’ai l’impression d’avoir progressé dans ma connaissance de ce qui se publie d’une manière générale dans mon champ d’étude. Et je constate que je suis beaucoup plus sensibilisé aux outils numériques et à l’importance de référencer correctement son travail, de citer les travaux des autres, etc.
De l'action culturelle aux ateliers de formation
CMVous avez également participé à une rencontre organisée par la BULAC, dans le cadre de sa programmation culturelle en 2015. Quelle en était la thématique ?
JCCCette rencontre portait sur la magie dans les manuscrits arabes des fonds de la BULAC. Le point de départ de cette rencontre était une discussion autour de Talismans, le livre que nous avons co-écrit avec Pierre Lory, qui est un recueil d’extraits du Shams al-maʿārif al-kubrā [Le Grand Soleil des connaissances] d’al-Būnī. Puis j’ai présenté une sélection de manuscrits de sciences occultes arabes présents dans les collections de la BULAC. J’avais réalisé cette présentation de manuscrits pour le congrès professionnel du Melcom à Istanbul, le 28 mai 2014. Cette rencontre organisée dans l’auditorium de la BULAC a permis de toucher un public plus large et a contribué à faire connaître à d’autres chercheurs potentiellement intéressés l’existence de tous ces trésors conservés à la BULAC. Ce fonds ayant été constitué au fil des siècles, et catalogué sous forme manuscrite, il était encore peu connu. Il était donc très important de contribuer à le faire découvrir. Désormais les campagnes de numérisation permettent de rendre facilement accessibles en ligne ces fonds très précieux.
CMPar ailleurs, quel a été votre rôle dans la mise en place des ateliers de codicologie, proposés chaque année aux étudiants en master et en doctorat, dans le cadre des formations de la BULAC ?
JCC J’ai rejoint l’IRHT en 2015, qui chaque année organise un stage d’initiation aux manuscrits arabes. Lorsque je suis arrivé, j’ai eu l’idée de proposer un partenariat avec la BULAC, où le fonds de manuscrits est facilement accessible. Par ailleurs, je savais que la bibliothèque était dotée de salles de formation tout à fait adaptées pour une séance interactive avec le public, ce qui pouvait permettre de présenter les manuscrits de façon optimale. Ce partenariat a pu se concrétiser et nous avons également pu inclure l’auditorium dans le dispositif de la journée pour les séances plus théoriques, les salles de formation étant réservées aux ateliers de codicologie sur les manuscrits. Depuis, chaque année, Zouhour Chaabane, côté BULAC, et Muriel Roiland, côté IRHT, co-animent cette journée dédiée aux manuscrits arabes de la BULAC et à la codicologie.
CMQu'est-ce que la codicologie ?
JCC C’est l’étude matérielle des manuscrits. Il s’agit d’analyser non pas les textes qui ont été recopiés, mais l’objet en tant que tel, ainsi que les textes qui entourent l’histoire de ce manuscrit. Les colophons, par exemple, nous renseignent sur la date de copie du manuscrit, différente de la date de composition du texte, les marques de possession si des propriétaires du document ont apposé leur nom ou indiqué la date d’acquisition du manuscrit, les marques d’achat, les certificats de lecture, les tampons des bibliothèques qui ont possédé l’ouvrage, etc. Toutes ces informations nous donnent des indications sur l’histoire du manuscrit, en tant qu’objet.
Des savoirs exhumés
CMPouvez-vous nous parler d'un ou plusieurs documents remarquables à vos yeux découverts au cours de vos recherches dans les collections de la BULAC ?
JCCLe fonds des manuscrits arabes de la BULAC dans son ensemble est particulièrement remarquable en ce qu’il a été constitué en grande partie par les professeurs de l’École des langues orientales vivantes à des fins pédagogiques et de connaissance du monde arabe, et plus particulièrement du Maghreb. Certains manuscrits de sciences occultes sont passionnants par ce qu’ils nous disent. Ils ont parfois été copiés dans des circonstances assez mystérieuses, mais, même si les informations qu’ils comportent sont parcellaires, ces manuscrits peuvent nous permettre d’avoir par exemple une meilleure connaissance de la circulation et de la production des textes sur les sciences occultes dans le Maghreb. Le manuscrit arabe 575 contient un recueil avec différentes recettes, des formules, des amulettes et des talismans composés par un certain Sīdī Muṣṭafā Ibn Saʿīd al-Maghribī, assez peu connu par ailleurs. Ce texte est probablement une composition relativement tardive, basée sur des textes plus anciens qui témoignent d’une circulation de savoirs médiévaux et prémodernes au Maghreb à une époque postérieure. J’ai aussi une prédilection pour le manuscrit arabe 619 qui contient un recueil de notes de Jean-Jacques Clément Mullet sur la minéralogie arabe. Cet orientaliste a produit l’une des études les plus approfondies sur la minéralogie arabe. Et il s’était appuyé pour ce faire sur des textes conservés à la Bibliothèque nationale de France. Le manuscrit 619 est donc un recueil de notes dans lequel ce savant a recopié intégralement, une partie des manuscrits de la BnF qui concernaient la minéralogie. On a donc à la fois les textes des manuscrits conservés à la BnF reproduits, mais également ses notes personnelles organisées par le biais d’un index élaboré de sa main pour l’aider dans la composition et l’organisation de son étude sur la minéralogie arabe. Ce manuscrit témoigne d’un travail de recherche original qui montre aussi un work in progress tel qu’il pouvait s’élaborer au XIXe siècle.
CMVous vous êtes particulièrement intéressé au fonds Geuthner récemment acquis par la BULAC, quels documents issus de ce fonds ont retenu votre attention ?
JCC La librairie Geuthner, située à Paris dans le 6e arrondissement, a effectivement un fonds ancien de manuscrits remarquables qui avait été constitué par ses propriétaires originels. La BULAC, qui a fait l'acquisition de ce fonds, est désormais en possession du manuscrit arabe 1948. Celui-ci a également été réalisé à partir d’un manuscrit de minéralogie de la Bibliothèque nationale, également recopié par Jean-Jacques Clément Mullet dans son recueil de notes présent dans le manuscrit arabe 619. Le manuscrit de la BnF en question sur la minéralogie arabe est en fait un recueil de trois textes dont le premier est un livre des pierres attribué à Aristote, édité au tout début du XXe siècle par l'orientaliste Julius Ruska. C’est un texte très important qui a contribué à faire avancer notre connaissance de la minéralogie arabe médiévale.
CMQuel est le lien entre la minéralogie et les sciences occultes ?
JCC Ces traités de minéralogie, tel que le manuscrit de la BnF, dont une partie a été recopiée dans ces deux manuscrits de la BULAC, comportent des textes sur la façon de graver les pierres pour s’approprier certaines des propriétés des astres. C’est ce qu’on appelle la glyptique, l’art de graver des symboles ou des inscriptions qui permettent de s’approprier des pouvoirs astraux à travers une pierre qui sera montée en bague pour être portée. Et la dernière partie de ce manuscrit est constituée d’un texte apocryphe attribué à Ptolémée sur les propriétés occultes des pierres. La minéralogie a en soi une dimension occulte, les pierres possédant de nombreuses propriétés permettant de soigner, guérir ou chasser les mauvais esprits. Ce recueil comporte par exemple des recettes pour fabriquer des bagues qui auront la propriété de chasser les mouches, les puces, les scorpions, ou de guérir les saignements de nez. Des usages très variés des pierres sont présentés dans ces manuscrits.
Les revues scientifiques aujourd'hui...
CMPouvez-vous nous présenter la revue Arabica ?
JCC Arabica est une revue assez ancienne dans le panorama des études arabes. Elle a été fondée en 1954 par Évariste Lévi-Provençal, un célèbre arabisant, spécialiste de l’histoire d’Al-Andalus1. C’est une revue scientifique à la renommée internationale dont le rôle a été très important dans l’histoire des études arabes, aussi bien en France que dans le monde. Nous continuons à publier des articles de chercheurs du monde entier. C’est une revue très importante de par sa spécificité qui : elle a décidé dès sa fondation de se consacrer aux études arabes et non aux études islamiques. La revue propose par ailleurs une grande variété de publications en couvrant tous les champs disciplinaires, que ce soit la littérature, la langue ou l’histoire du monde arabe, avec une grande ouverture sur le monde islamique en général. Mais l’arabe demeure le cœur de la revue. Arabica a publié des articles importants qui ont fait date dans la rubrique « Méthodes et débats », qui permet de publier des articles de controverse et de débat sur des thématiques de recherche.
CMSelon vous, quelle place occupent les revues scientifiques dans le monde de la recherche aujourd’hui ?
JCC Les revues scientifiques sont essentielles pour la recherche, car elles permettent la diffusion des travaux à mesure qu’ils s’élaborent et qu’ils sont publiés. Les revues scientifiques fonctionnent pour la plupart avec un système d’évaluation par les pairs, ce qui permet de garantir la publication d’articles de la meilleure qualité possible. Il est donc très important que les bibliothèques universitaires donnent largement accès à ces revues, car c’est ce qui permet aux chercheurs d’être informés de l’état de la recherche et donc de profiter des dernières découvertes ou innovations. C’est en cela que l’accès en ligne, ou l’open access, est très important puisqu’il permet un accès facilité à toutes ces informations. Même si le passage au numérique a changé radicalement la façon de lire les revues scientifiques. Auparavant, on se déplaçait en bibliothèque, on avait les revues en mains, on consultait la table des matières, on les feuilletait et on prenait ainsi connaissance de l’ensemble du fascicule. Maintenant, avec l’accès en ligne, on ne s’intéresse qu’à l’article dont on a entendu parler et qui concerne son propre domaine. L’usage actuel a tendance à restreindre l’intérêt que l’on pourrait porter à l’ensemble de la discipline et à focaliser davantage l'attention des chercheurs sur les articles qui concernent le périmètre strict de leurs travaux ou de leur discipline. Ces nouvelles pratiques sont dommageables, car on se prive de la possibilité de tomber sur des articles qu’on ne recherche pas, mais qui peuvent s’avérer extrêmement intéressants pour nos recherches.
- 1 Al-Andalus est le nom donné à la partie de la péninsule ibérique sous domination musulmane au Moyen Âge.